Il y a aujourd’hui
un beau phénomène littéraire, qui rappelle un magnifique moment du XVIe siècle.
Toute une génération de poètes fait son entrée. C’est, après trois cents ans,
dans le couchant du XIXe siècle, la Pléiade qui reparaît. Les
poètes nouveaux sont fidèles à leur siècle : de là leur force. Ils ont en
eux la grande lumière de 1830 : de là leur éclat ! Moi, qui approche
de la sortie, je salue avec bonheur le lever de cette constellation d’esprits
sur l’horizon… »
Cette lettre incroyable pour un esprit actuel parut dans la Renaissance
du 28 avril 1873. Elle avait été sollicitée par un groupe d’écrivains et
de poètes parmi lesquels on relève pêle-mêle, les noms de Michelet,
Sainte-Beuve, Théodore de Banville, Sully-Prudhomme, Arthur Rimbaud, Catulle Mendès.
François Coppée, Claretie, Glatigny, Paul Verlaine, Armand Silvestre, Stéphane
Mallarmé, Léon Dierx, Charles Cros, Albert Mérat, Léon Valade, Ernest
d’Hervilly, Emmanuel des Essarts, Louis-Xavier de Ricard, Hérédia, et tant
d’autres…
Elle fait irrésistiblement songer aux manifestes obscurs et
mal composés que des mains inconnues, indiscrètes, présentaient naguère, aux
intellectuels français sollicités de donner leur nom en faveur de causes dont
ils ignoraient généralement le premier mot. On se demande l’effet que produisit
sur trois hommes, pour n’en citer que trois, sur Verlaine, sur Rimbaud et sur
Mallarmé, des mots comme : l’Art c’est l’outil, les esprits sont les
ouvriers ; faites votre travail qui fait partie du travail
universel !… etc.
On comprend dès lors que le Symbolisme ait été une révolte,
et non pas seulement contre les méthodes de pensée classiques ou parnassiennes,
non pas seulement contre les compartiments du Naturalisme et ses odeurs, mais
contre un état d’esprit général, contre l’air irrespirable de cette fin de
siècle, contre l’énormité des conventions et la surproduction des faux talents,
à l’heure même où se développait l’admiration suscitée par la littérature
allemande, l’épopée wagnérienne et le préraphaélisme. Il fallait capter ces ondes
et la nécessité d’un chef, d’un vrai maître se faisait sentir. Celui-ci, bon
gré, mal gré, fut et demeure Mallarmé. Car c’est autour de lui, et non autour
de quelqu’un d’autre, que se groupèrent spontanément Henri de Régnier, Paul
Valéry, Marcel Schwob, Paul Claudel, Gide, Francis Viélé-Griffin, Édouard
Dujardin, Félix Fénéon, René Ghil, Gustave Kahn, Albert Mockel, Laurent
Tailhade, Théodore de Wyzewa, Pierre Louÿs, Fontainas, A.-Ferdinand Herold,
Stuart Merrill et beaucoup d’autres.
La causerie naissait vite. Sans pose, avec silence, elle
allait d’elle-même aux régions élevées que visite la méditation. Un geste léger
commentait ou venait souligner ; on suivait le beau regard, doux comme
celui d’un frère aîné, finement sourieur, mais profond, où il y avait parfois
une mystérieuse solennité. Nous passions là des heures inoubliables, les
meilleures, sans doute, que nous connaissions jamais. Nous y assistions, parmi
toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte
désintéressé des idées qui est la joie religieuse de l’esprit. Et celui qui
nous accueillait ainsi était le type accompli du poète, le cœur qui sait aimer,
le front qui sait comprendre, inférieur à nulle chose, et n’en dédaignant
aucune, car il discernait en chacune un secret enseignement, ou une image de la
Beauté.
En lisant Hérodiade ou L’Après-midi d’un faune, et
même ceux de ses poèmes plus clos encore à l’intelligence naturelle, nous
demeurions émerveillés de mainte trouvaille précieuse et d’un talent toujours
parfait. Même les parties les plus obscures, les plus hermétiques de l’œuvre de
Mallarmé réservent des surprises de charme exquis et de clarté. Il y est
presque souvent le délicieux génie en qui nous avions eu foi les premiers.
Autour de cet homme, chef d’une école au nom magique du
Symbolisme, qui rêvait du chef-d’œuvre à l’état pur, du chef-d’œuvre
insurpassable, à un Himalaya de la littérature, autour de cet homme effacé qui
ne vivait que pour consacrer la poésie, pour lui assurer définitivement une
fonction supérieure, au-dessus des insuffisances, des banalités, des à-peu-près
de la prose, autour de ce tendre génie, les revues pullulèrent brusquement en
quelques années, encombrées de jeunes et de vieux symbolistes, depuis La
République des Lettres, La Croix et l’Épée, que rédigea Villiers de
l’Isle-Adam, La Revue indépendante, La Société nouvelle, La Conque, La
Syrinx, Le Scapin de Valette, La Pléiade, Le Symbolisme de Gustave
Kahn, La Wallonie, Le Décadent de A. Baju, les Écrits pour l’Art, La
Plume de Deschamps, La France moderne. Le Moderniste, jusqu’au Mercure
de France, en 1890, aux Entretiens politiques et littéraires et à L’Ermitage
de Henri Mazel.
C’est pourquoi l’événement le plus chargé de sens
littéraire, en cette saison parisienne 1942, si fertile en accidents, sursauts
et enthousiasme, fut à coup sûr le Centenaire de Mallarmé.
NOTES SUR IA POÉSIE
Voici quelques siècles, un écrivain qui eut son heure, Henry
Spont, télégraphiait à je ne sais quel enquêteur : « Naturalisme pas
mort ! Lettre suit ! »
Naguère, il ne se passait pas de jours qu’on ne m’annonçât
sous quelque forme la mort de la Poésie. Pas un bon Français qui ne parût
impatient de bornioliser la Muse. Elle était bien malade, la pauvre. On
l’accueillait de moins en moins chez les vivants. Elle ne se vendait plus. De toute
façon, elle n’aurait pas fait long feu. Cela valait mieux pour elle. Du moins,
l’infortunée s’était éteinte sans douleur…
Aujourd’hui, c’est : « Poésie pas
morte ! » qu’il faut lancer. Mais il n’y a pas de lettre à faire suivre.
Car il n’y a pas grand’chose à dire sur la poésie et sur les poètes. Il faut
les lire.
Tout ce qui a été écrit de la poésie, Précisions, Éclaircissements,
Commentaires, Analyses, etc., n’a fait qu’embrouiller la question.
Samuel Butler a raison une fois de plus quand il dit :
« Définir est une étrange manière de gratter qui laisse la place plus
sensible encore. » Et Valéry : « Quels que soient la valeur, le
pouvoir pénétrant des explications, c’est encore et toujours la chose qu’elle
explique qui est la plus réelle – et, parmi la réalité, précisément ce
mystère qu’on a voulu dissiper. »
Vous pouvez encore, si vous voulez la serrer de plus près,
faire comme faisait un de mes amis qui ne s’y retrouvait pas, qui ne la sentait
pas. Il devenait bossu dans le commentaire de Malherbe, dans le manifeste de la
Pléiade, dans l’abrégé de Ronsard, dans la poétique d’Aristote. Il y apprenait
toujours quelque chose. Il n’y apprenait naturellement rien.
On n’est pas poète parce qu’il y a eu des poètes avant vous.
On écrit de la poésie parce qu’on a besoin de mettre de l’ordre dans le
désordre sentimental intérieur, parce qu’on a de l’oreille et qu’on sait du
français.
Il se trouve çà et là, dans l’apparence chaotique du monde, un
point de l’espace, un moment de la durée d’où peut sortir, pour la tête ou pour
le cœur de l’homme remué de passions et de doutes, un ordre secret, d’une
harmonie profonde, un accord plein que lui seul peut entendre.
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