De cette rencontre peuvent naître le poème qu’on veut écrire ou le bonheur qu’on veut garder pour soi.

Car il n’est pas nécessaire d’écrire pour être poète. Il faut et il suffit d’être en état de grâce et de contemplation.

Mais si tu écris ton poème, qu’il se lise, qu’il s’écoute, qu’il se reçoive, qu’il se rassemble, qu’il s’accomplisse comme un phénomène cosmique, qu’il se palpe, qu’il se mange, qu’il soit jugé d’emblée, comme une nourriture : bon, ou : pas bon. Voilà tout. Ça se sent dans l’instant même. Il n’y a pas à s’y tromper.

Quelques-uns, qui se croient sages, ou classiques, veulent faire de la poésie une matière lisse, une sorte de réussite calligraphique, un roucoulement de l’école Pigier. Ce n’est pas cela non plus. Tu n’écouleras pas leur voix de sirène…

Mais la vigueur, mais le mouvement ne sont pas non plus dans les mots violents. La poésie ne se boxe pas.

Garde-toi de confondre la grandeur avec le format. La grandeur n’est pas dans les grands mots, je veux dire dans les mots qui ont de la grandeur par eux-mêmes.

Que le poème soit donc de l’ordre quintessencié, comme un produit de la nature, un aboutissement. Qu’il refuse d’être autre chose qu’un rendu exquis et essentiel, d’une dignité de pyramide et d’une précision d’atome. Qu’il soit réussi jusque dans les recoins de ses cellules. Car la poésie n’accepte pas ce qui est manqué.

De tous temps, la poésie fut toujours ce qu’il y a de plus « moderne », de plus dynamique. Elle est là qui nous précède et qui nous entraîne vers l’avenir. Quand les livres seront morts et leurs lecteurs, quand snobs et sous-critiques, complexes de mondains et reliefs d’intellectuels auront basculé du côté de l’ombre, la poésie ne se sera pas tue. C’est peut-être la seule chose éternelle. Et ne resterait-il plus rien de cet univers, la poésie du vide s’esclafferait, seule, dernière, définitive, sans commencement ni fin, pardonnant même à l’Absolu de l’avoir fait vivre un temps parmi des plumitifs et des versificateurs…

La poésie n’a lieu que pour quelques-uns. Et pourtant, elle se manifeste partout. Dans le cimetière de nos jours sombres, elle n’a jamais été plus étincelante de vitamines. La catastrophe lui rend des facettes, amplifie ses sonorités, multiplie ses prolongements. Il y a plus de poésie aujourd’hui que du temps de Sardanapale ou de celui de Sully-Prudhomme. Plus nos malheurs s’accumuleront, plus nombreuses seront ses sources.

Ce qui peut mourir, ce qui mourra, ce sont les « événements visibles », c’est le théâtre accidentel.

Mais de ces coutumes que nous acceptons en naissant, de ces contraintes qui font l’ouvrier, le soldat, l’ingénieur, le prêtre, la guerre, le poète peut percevoir et peut tirer des phénomènes qui seront situés, comme disent les astronomes, à des siècles de lumière de cette fabrication dont nous assomment les jeandlettres.

J’ai joué ma vie sur le fait poétique. J’étais né dans la poésie. J’en ai reçu les sorcelleries, les traces de rêve, les mouvements de passion pour la matière, les diagnostics divins ou diaboliques. Cette Nature que j’ai une fois appelée au second degré, la poésie peut la provoquer, lui donner forme par une action intense et imperceptible. Ses démarches me sont familières et ses tâtonnements dans le monde du miracle me sont connus. Je n’ignore rien de ses visites en pays de rigueur, de douleur ou d’humour, de ses croisières en mers de magie où le mathématique et le religieux peuvent se mêler au populaire, où le minéral peut avoir une âme de végétal et le végétal une sensibilité d’homme, où les chimies se confondent avec les kermesses, les couleurs avec les nombres. De ses explorations un peu au-dessus de la vie, et pourtant dans la vie, un peu au-dessous de nos sentiments, de nos perceptions, et pourtant dans la matière même de ces sentiments et de ces perceptions ; de ses courses à travers cerveaux, nerfs, inquiétudes, paysages, de son séjour à la campagne ou en féerie, de ses conversations avec le cœur d’un matin, les frères d’un arbre, les employés de la solitude, les sentinelles de l’inouï, les fonctionnaires du néant ; de ses longues rêveries dans les musées de l’inconnaissable, dans les galeries de fantômes, sur les quais de la fantasmagorie, de l’apparence et du semblant ; dans les chambres de l’amour comme dans les brasseries de mânes et de spectres, elle ne m’a d’ailleurs pas rapporté que du bonheur.

Lisez donc les poètes, j’entends les bons. Ils ont fait le pas en avant, apprivoisé les vibrations. Ces colons de grande classe n’escamotent rien. Ils sont juteux de substance.