Ils ont les signes, le goût,
l’odeur de la race. Leur richesse n’a d’égale que leur richesse, leur qualité
ne peut être comparée qu’à leur qualité. Leurs poèmes constituent un univers en
suspens.
DIALOGUE
— Et maintenant, quand tu rentres à Paris après
une longue absence, quel est ton itinéraire ?
— Nous ne parlons pas, naturellement, du trajet de la
gare à la maison. Mais ta question me ramène inévitablement à des souvenirs
d’enfance. Et je me souviens de la rentrée, de l’angoisse légère et de
l’étourdissement que me soufflaient la gare d’Austerlitz ou celle du P.L.M., et
du retour à notre maison de Passy sur un chemin qui était à peu près le même,
que nous revinssions du Berry ou de la Provence, soit par un boulevard
spectral, où les réverbères dansaient à cloche-pied, soit le long du quai
nocturne où roulait notre fiacre avec un bruit de moulin à café démantibulé sur
le calvaire plat d’un cheval habitué à tout. Nous dépassions des camions
ensommeillés, conduits en dormant, drapés dans leurs bâches. L’odeur de Paris
nous reprenait peu à peu sous son aile sombre. Et nous voyions souvent
s’avancer, pendant que nous comptions le prix du cocher sous un bec de gaz, un
porteur de bagages qui avait couru derrière notre voiture depuis que nous
l’avions prise à la gare…
— Et maintenant, dès le lendemain de mon retour d’une
longue absence, mon premier soin est d’aller faire un tour dans le Xe
arrondissement où nous avons habité, ma famille et moi, pendant près de
quarante ans. Si j’ai du temps, je m’y rends par le boulevard de Sébastopol et
par le boulevard de Strasbourg, où je revois lentement les vieilles maisons de
gros, de meubles, de mercerie et de parfumerie qui y existent encore. Je fais
le tour de la gare de l’Est, je m’arrête un peu sur l’emplacement où se
trouvaient nos ateliers de céramique et de verrerie, puis je monte à la
Chapelle, et j’entre parfois dans la dernière maison où j’ai habité avec les
miens. J’y ai encore un casier chez la concierge et j’y reçois quelquefois des
lettres. C’est là que j’ai commencé Déchiré, ce livre auquel je
travaille encore. Et c’est là que ma vie a été coupée…
— Mais, en dehors de ces raisons personnelles, ton
vieux quartier a-t-il vraiment pour toi tant de charme ?
— En dehors de ces questions, je tiens ce que j’appelle
encore mon quartier, c’est-à-dire le Xe arrondissement, pour
le plus familier, le plus poétique et le plus mystérieux de Paris. Avec ses
deux gares, vastes music-halls où l’on est à la fois acteur et spectateur, avec
ses Buttes-Chaumont, ses ponts et ses fumées, avec son canal glacé comme une
feuille de tremble et si tendre aux infiniment petits de l’âme, il a toujours
nourri de force et de tristesse mon cœur et mes pas. Tu ne sais pas ce qu’un
nuage orageux sur le marché de Chabrol peut me rappeler de choses…
— Je m’y sens plein de souvenirs, de visages, de
paysages, d’incidents, d’odeurs que je puis à peine me représenter, dont je puis
à peine me parler à moi-même, tant ils me sont assimilés…
— Mais à moi, provincial, comment définir le charme de
Paris en général ? Y a-t-il une définition possible de Paris ?
— Tout ce qui s’est passé dans le « puzzle »
de la Seine semble avoir été ordonné par la raison pure et par la générosité.
Le charme de Paris provient du contact de la cité et de la durée, des édifices
et des mois…
Si Paris devait être bouleversé, si même il devait changer
entièrement, ce qui paraît inconcevable, il resterait toujours assez d’échos du
marivaudage de raisonnements que sont ses monuments, assez de traces d’or sur
ses pierres, assez de morceaux de ses ponts, assez de groupes d’arbres
retrouvés, assez de formes reconnues, assez d’éclairs d’angoisse et de
souvenirs pour faire lever les chers fantômes.
PIANO
Il me souvient d’une rue dans un décor de ma jeunesse. Il
pleuvait doucement. C’était le soir. Il y avait, dans la lanterne carrée d’un
vieux bec de gaz, un papillon jaune et violet qui faisait entendre un nasonnement
de moustique avant de mourir. Il semblait que tout fût prêt à vous quitter, à
s’effacer dans une nuée d’eau et de tristesse. Or, la voix de tout cela se mit
à se plaindre, soudain. Cela venait probablement de cette fenêtre éclairée
là-haut. Je n’ai jamais pu voir sans un battement de cœur, au retour de je ne
sais quelle chasse à l’impossible, une fenêtre éclairée en haut d’une maison
sombre. Avec une sorte de douceur pesante, une lenteur de pauvres souliers
enflés de fatigue, deux mains tiraient d’un piano mort le long boyau d’une
rengaine. Elle s’insinuait dans votre chair comme une soif, comme une envie de
partir. Il y a bien longtemps de cela. Et pourtant il m’arrive souvent, quand
je fais un certain geste, à une certaine heure, de provoquer le déclic inévitable
qui rouvre à mes yeux cette rue de cafard, et que remonte en moi la vapeur de
cette chanson qui semblait consoler une dent malade…
Je dispose certes de tout un monde de souvenirs musicaux,
mais c’est peut-être le plus lancinant et le plus fidèle que je vous raconte.
J’aime à me laisser porter par les hautes vagues de plus d’un poème
symphonique, mais ce qui sollicite le plus directement ma mémoire, ce sont les
bouffées d’accords que m’envoient à travers les murs de ma chambre les pianos,
épars dans les maisons, qui m’atteignent comme une écume, et dont je ne sais
plus s’ils sont manœuvrés par les hommes ou s’ils m’appellent de l’au-delà.
REGRETS
Je reviens de rêver – car que faire en vacances à moins que
Ton ne rêve – et il m’est souvent arrivé d’aller rêver, au petit Musée du
Conservatoire, où somnolent les instruments d’autrefois. Quant au beau métier
de luthier, c’est peut-être un de ceux que j’aurais aimé pratiquer… Ces
vaisseaux rentrés au port, ces petits corps galbés de femmes et d’enfants aux
formes pures, aux hanches parfaites, ces agrès ingénieux d’oiseaux et
d’insectes aux nez brillants, aux nerfs marins, aux muscles bien pris dans
leurs aponévroses, ne parlent plus, ne chantent plus, ne souffrent plus. Mais
ils vibrent parfois encore, ils sont sensibles aux moindres bruits. Ils me font
penser au vers de Verlaine, à ce vers qui va si loin :
L’inflexion des voix chères qui se sont tues…
Mais il ne tient qu’à nous de leur rendre la voix. Quel
poète, quel enchanteur sans le savoir éveillerait ce château de la Belle au
Bois dormant ?…
Leurs calibres et leurs couleurs furent aussi des
accompagnements, des accords qui évoquent les costumes et les provinces, les
atours ou les haillons des harpistes, des vielleuses, des sonneurs de
cornemuse.
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