Le théorbe gracile et doux va comme un gant à la finette de Watteau.
Pour ce qui est de la canne-flûte, elle fait invinciblement songer à la
redingote puce de Monsieur des Brotteaux, qui pourtant n’en jouait point, ce
qui m’étonne…
Ce sont aussi, souvent, de parfaites œuvres d’art. Les
essences les plus nobles, amoureusement sculptées, rigoureusement assemblées,
l’ébène, le cèdre, le cyprès, le citronnier sont leur matière et leur domaine.
Les éclisses d’épinettes et de clavecins ainsi que les fonds de violes, de
théorbes, de luths et de guitares sont rompus de marqueteries impeccables,
précises comme des pâtisseries mathématiques. En vermeil, en argent ciselé ou
niellé sont les bagues, les viroles et les anneaux qui montent aux doigts noirs
des hautbois et des flûtes. Les serpents et les cornets s’emmirlitonnent
d’arabesques qui sont des chefs-d’œuvre de gainerie. L’écaille, l’ivoire, la
nacre, les matériaux les plus délicats de la tabletterie posent leurs
faces-à-main aux visages des mandores et des pochettes, des virginales et des
tympanons. La chaudronnerie elle-même, appelée à la rescousse, décore
trompettes et trombones, timbales et cors. Une épinette d’Annibal de Rossi,
conservée au Kensington Muséum, est revêtue d’une merveilleuse chape de
pierreries où sortent de l’eau deux mille turquoises, lapis, améthystes et
topazes, agates et cornalines, émeraudes, rubis et saphirs qui lui font une
queue de paon. Les clefs des mandolines et les boutons des harpes sont parfois
huppés de diamants et de perles. Furetière vit un luth, à Paris, qui était tout
en or. Watteau, Oudry, Coypel, Van der Meulen, Au-dran, tous les maîtres et les
petits maîtres décorèrent des clavecins.
Gainsborough déclarait éprouver le même émoi devant un beau
violon que devant un beau tableau. Je conçois que les vernis d’ancienne
lutherie, pour leur éclat et leur transparence, aient toujours enchanté les
peintres. Pour moi, ce que j’admire et que j’aime le mieux, c’est la pièce de
bois finement sculptée et modelée, la plaque en forme de violon dont le
luthier, dans le plein de son travail, se protégeait la poitrine et se
réconfortait le cœur. Cela s’appelait une conscience ! Tout un
programme. Mieux : un état de l’âme…
Louange donc à sainte Cécile. Ceux qui n’aiment pas la
musique et les musiciens, l’art et les artistes, les animaux et les bons
maîtres, ceux qui n’aiment pas les hommes vaincus et sensibles, appartiennent à
une autre race que la mienne.
UN POÈTE D’AVENIR
Je ne suis pas de ceux qui se laissent troubler par quelques
romantiques étrangers selon lesquels nous n’aurions pas, chez nous, le sens du
mystère et ne vaudrions que par ce qui appartient à la clarté, à cette fameuse
clarté française, pas plus que je ne me laisse croire, avec
M. de Malézieu, que nous n’avons pas non plus chez nous la tête
épique. Voire. Les quatre millions de vers du Moyen Âge prouveraient rudement
le contraire. Dans le domaine épique pur, nous ne pouvons peut-être rien
montrer de comparable à l’Énéide ou à l’Odyssée, c’est entendu.
Mais dans le peloton des têtes mystérieuses, poux ne citer qu’un seul exemple,
et de quel tonnage ! nous pouvons sans crainte aligner le Père Hugo. Il
n’y a sans doute pas d’œil plus grand ouvert, malgré son compère-loriot
d’égocentrique ou peut-être grâce à lui, sur le monde secret et les horizons du
fantastique.
Autrefois, notre imagination était plus fraîche et plus
enfantine. Elle jetait les êtres dans le merveilleux presque à leur naissance.
Le prince et l’artisan, le monarque et le vagabond avaient dans l’épopée la
même foi simple et dramatique, et l’on sait que si nous n’avons pas donné aux
peuples d’immenses poèmes épiques, c’est que la langue n’était pas prête, quoi
qu’on puisse dire. Les sujets circulaient entre les imaginations, aucune cire
ne les recevait. Les Français trempaient dans les contes, chers à Platon, mais
ils n’avaient pas d’instruments à leur disposition pour les graver sur la
pierre éternelle.
Il manque peut-être au Romantisme les brumes, les obscurités
gratinées et les complaisances sinueuses du Moyen Âge. Et encore celles-ci se
greffaient sur un merveilleux somme toute assez pauvre et généralement
subjectif. La peur, les démons hérissés d’alfanges, les anges ignivomes, les
apparitions et les distances morales y jouaient évidemment un grand rôle. Mais
le répertoire en était restreint. L’épique et le merveilleux tenaient, tout
compte fait, en un certain nombre de cris et de légendes que les cerveaux, bons
conducteurs d’appréhensions, maintenaient dans une atmosphère lourde et
lugubre. Mais chez le père Hugo, quelles trompettes, quels tambours, quels
écroulements de murailles !
À l’égard de la postérité dont l’attitude et les conceptions
en matière de grands hommes, ne varient pas, ne varieront jamais, dont le choix
semble fait d’avance, les torts de Victor Hugo sont nombreux. Il aurait pu
naître anarchiste, révolutionnaire, et mourir en saint des saints. Il a préféré
vivre au rebours des confrères immortels au point de mettre son immortalité en
danger. Quant à l’homme de lettres, au poète, au dramaturge, ce qu’on lui reproche,
je crois, c’est d’avoir été original dans le banal.
Hugo n’a pas été un génie ordinaire, un génie normal, un
génie conforme et rassurant, comme peuvent l’être Pascal ou Tolstoï, et il
faudra des années encore, et des révolutions dans la métaphore, dans le
martyrologe, dans le snobisme, dans la mythologie politique, avant que la
postérité ne consente à lui pardonner et à le classer dans son Olympe.
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