Il faut mentionner, pour sa défense, que le duc était très sourd ; et, à cause de cette infirmité, il parlait à tout le monde comme s’il commandait une brigade d’infanterie un jour de revue, fonction qu’il avait effectivement remplie bien des années auparavant. Il avait aussi l’habitude de porter une grosse canne d’épine qu’il brandissait toujours comme un furieux pour donner plus de force à ses paroles, déjà trop expressives. Enfin, son mauvais caractère venait de son manque de patience : dans le monde actuel, tout lui portait sur les nerfs.

En effet, le duc croyait fermement que l’humanité était, selon son expression, sur le chemin de la perdition. Rien n’allait aussi bien maintenant qu’au temps de sa jeunesse. Les chevaux ne couraient plus aussi vite ; les jeunes gens n’étaient pas aussi braves, ni aussi élégants ; les femmes n’étaient plus aussi jolies ; les fleurs ne poussaient plus aussi bien ; et si le duc n’avait possédé un chenil, il aurait été certainement impossible de trouver encore des chiens acceptables.

De nos jours, on ne savait même plus parler sa langue maternelle. Et le vieillard était bien persuadé que, s’il entendait mal, sa surdité n’était pas en cause, mais bien la fâcheuse habitude des gens de marmonner et d’avaler les mots, au lieu de les prononcer distinctement comme autrefois.

Quant à la nouvelle génération ! le duc pouvait, pendant des heures, palabrer sur l’incapacité de tous ceux qui étaient nés au XXe siècle ; et il ne s’en privait pas.

Pourtant, chose paradoxale, la seule personne de sa famille qu’il pût souffrir, et qui, semblait-il, pût supporter le duc, était sa plus jeune parente, sa petite-fille âgée de douze ans, Priscilla.

Ce fut Priscilla qui vint au secours du vieillard, tandis qu’il criait en brandissant son bâton, debout près de la haie de rhododendrons.

Esquivant un moulinet de la canne, la fillette atteignit la poche de la veste de tweed de son grand-père et la tira. Le duc se retourna, la moustache en bataille.

« Oh ! c’est vous ! hurla-t-il. Je m’étonne que quelqu’un ait fini par venir. Je ne sais pas où va le monde. Les domestiques ne sont bons à rien ! Tous les gens sont trop sourds pour vous entendre ! Ce pays est sur le chemin de la perdition !

— Sottises ! » dit Priscilla.

Priscilla était, en vérité, une jeune demoiselle pleine de calme et de dignité. À force de vivre en compagnie de son grand-père, elle avait pris l’habitude de le considérer comme son égal ; pour elle, ils étaient tous les deux des enfants très vieux, ou des grandes personnes très jeunes.

« Quoi donc ? hurla le duc, abaissant son regard vers sa petite-fille. Parlez donc distinctement ! Ne marmonnez pas ! »

Priscilla attira vers elle la tête de son grand-père de façon à pouvoir lui parler juste dans l’oreille.

« J’ai dit : Sottises ! cria-t-elle.

— Sottises ! » répéta le duc, d’un air ahuri ; puis il éclata de rire. Il jugeait de façon curieuse le caractère de Priscilla. Il était persuadé que si sa petite-fille avait assez de cran pour lui tenir tête, c’était de lui qu’elle avait hérité cette qualité.

Aussi le duc se sentit de bien meilleure humeur lorsqu’il baissa les yeux vers Priscilla. Il lissa sa longue moustache blanche, bien plus longue et plus belle que les moustaches portées par les hommes d’aujourd’hui.

« Ah ! je suis content que vous soyez venue, s’écria le duc. Je vais vous montrer une nouvelle chienne. Elle est extraordinaire ! Une merveille ! C’est le plus beau colley que j’aie jamais vu !

— Mais il ne vaut pas ceux du bon vieux temps, n’est-ce pas ? demanda Priscilla.

— Ne marmonnez pas, hurla le duc. Je n’entends pas un mot de ce que vous dites. »

Il avait très bien entendu, mais il préférait faire semblant d’ignorer la question.

« Je savais que je l’aurais, poursuivit le duc. Voilà trois ans que j’essaie de l’acheter.

— Trois ans ! » répéta Priscilla en écho. Elle savait que son grand-père voulait lui entendre prononcer ces paroles.

« Oui, trois ans. Ah ! il croyait me rouler, mais il n’a pas pu. Je lui ai offert dix livres, il y a trois ans ; il n’a pas voulu vendre. L’année dernière, je lui ai proposé quinze livres, je lui ai dit que c’était mon dernier prix, et j’étais bien décidé à ne pas aller plus loin. Mais il ne m’a pas cru. Il a tenu encore six mois. Enfin, la semaine dernière, il m’a fait dire qu’il acceptait. »

Le duc semblait content de lui, mais Priscilla hocha la tête.

« Comment savez-vous que cette chienne n’est pas maquillée ? »

Question toute naturelle, car, en vérité, les habitants du Yorkshire ne sont pas seulement experts dans l’élevage des chiens, ils poussent parfois leur habileté trop loin. Ils se livrent souvent à des pratiques secrètes et malhonnêtes pour cacher les imperfections d’un chien : ils arrangent une oreille déformée ou un port de queue défectueux ; ce défaut devient absolument imperceptible, et l’acheteur, moins astucieux, ne s’en aperçoit que beaucoup plus tard, après avoir payé l’animal et l’avoir emmené chez lui. Tous ces artifices constituent ce que l’on appelle le maquillage. Pour l’achat et la vente des chiens, comme pour celle des chevaux, il existe une règle implicite : Caveat emptor, « que l’acheteur se méfie ! »

Mais la question de Priscilla ne fit que redoubler les éclats de voix de son grand-père.

« Comment je sais qu’elle n’est pas maquillée ? Parce que je suis du Yorkshire, moi aussi. Je connais autant de stratagèmes qu’eux.