Je n’en veux pas. Elle est vendue, c’est fini. Plus vite elle sera hors de ma vue, plus je serai contente. Allons, sors-la d’ici. Dépêche-toi, sinon ce Hynes va venir, ce « M. Hynes Je-sais-tout » ! »
Sur ces derniers mots, le timbre de la voix de Mme Carraclough se fit plus aigu, car elle les prononça en imitant Hynes. Le garde du duc de Rudling était de Londres, et son accent du Sud, sa façon d’avaler les mots, semblaient toujours irriter les gens du pays qui parlaient lentement en appuyant sur les voyelles.
« Maintenant, écoute-moi, continua la mère de Joe. Mets bien ça dans ta poche et ton mouchoir par-dessus : Lassie est vendue, ramène-la tout de suite à ceux qui l’ont achetée. »
Sentant qu’il ne pouvait espérer aucun secours du côté de sa mère, Joe se retourna vers son père, assis près du feu. Sam Carraclough semblait n’avoir rien entendu. Joe fit une moue d’enfant entêté, et chercha quelque autre argument. Mais ce fut Lassie qui plaida elle-même sa cause. Maintenant que la maison était silencieuse, la bonne bête semblait croire que tous les ennuis étaient passés. Lentement, elle se leva et, s’approchant de l’homme, lui poussa la main de son museau allongé, comme le font souvent les chiens qui veulent attirer l’attention de leur maître pour se faire consoler. Mais Sam retira la main et continua à regarder le feu.
Joe contemplait la scène. Il essaya de faire appel aux bons sentiments de son père.
« Oh ! papa, dit-il tristement, tu pourrais au moins lui souhaiter la bienvenue. Ce n’est pas sa faute si elle est heureuse d’être rentrée. Caresse-la donc un peu. »
Le père de Joe ne broncha pas.
« Tu sais, peut-être ne prend-on pas bien soin d’elle au chenil », continua l’enfant ; mais il semblait parler en pure perte. « Crois-tu qu’on sait la nourrir convenablement ?
« Regarde sa fourrure, par exemple. Elle n’est pas belle. Je crois qu’un peu d’huile de lin lui rendrait son éclat. C’est ce que j’emploierais pour donner du lustre aux poils d’un chien, et toi, papa ? »
Contemplant toujours le feu, le père de Joe approuva lentement de la tête. Mais, s’il paraissait, lui, ne pas se rendre compte des manœuvres de son fils, Mme Carraclough comprit.
« Bah ! dit-elle d’un air furieux, tu ne serais pas un Carraclough, ni un garçon du Yorkshire, si tu étais aussi bête devant un chien qu’une poule devant une couvée de canards. »
La voix de la femme continuait à résonner dans la maisonnette.
« Grand Dieu ! Il me semble parfois que les hommes de ce village pensent plus à leurs chiens qu’à leurs familles. Oui, ma parole.
« C’est la crise. Nos maris trouvent-ils du travail ? Non, ils s’inscrivent au chômage. Et pourtant, la plupart d’entre eux, je le parierais, supporteraient de voir leurs enfants souffrir de la faim pourvu que leur chien mange bien. »
Le père de Joe remua les pieds, d’un air gêné. Mais le petit garçon coupa court aux discours de sa mère.
« Mais regarde, maman, elle semble avoir maigri. Je parie qu’on ne la nourrit pas bien.
— Ma foi, répondit Mme Carraclough avec vivacité, je ne jurerais pas que ce « M. Hynes Je-sais-tout » ne vole pas la meilleure part de la nourriture des chiens pour se l’approprier. Je n’ai vu de ma vie un homme plus décharné, ni plus méprisable. »
En débitant ce flot de paroles, Mme Carraclough tourna les yeux vers Lassie, et, tout à coup, son ton changea.
« Seigneur ! elle n’a pas bon aspect, la pauvre bête ! je vais lui faire une bonne petite soupe. Elle ne se fera pas prier pour la manger, ou je ne connais pas les chiens. »
Les sentiments exprimés par Mme Carraclough étaient tout à l’opposé des mots qu’elle venait de prononcer cinq minutes plus tôt ; elle s’en rendit compte, et comme pour se défendre de toute faiblesse et s’excuser, elle éleva la voix :
« Mais dès qu’elle aura mangé, elle s’en ira. Et quand elle sera partie, je ne veux plus de chiens dans ma maison. Vous vous contentez de les amener, et ils donnent à élever autant de mal qu’un enfant.
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