On se fatigue pour eux, et qu’en retire-t-on ? »
Tout en jacassant d’un air courroucé, Mme Carraclough faisait chauffer de la pâte. Sous les yeux de Joe et de sa mère, Lassie se mit à manger joyeusement. Mais l’homme ne tourna pas une seule fois son regard vers ce colley qui avait été le sien.
Quand Lassie eut fini, Mme Carraclough ramassa l’écuelle vide. Joe se dirigea vers la cheminée et prit un morceau de drap et une brosse. Il s’assit sur le tapis et commença la toilette du chien.
D’abord, l’homme continua à contempler le feu. Puis, en dépit de ses efforts, il lança de rapides coups d’œil vers l’enfant et le chien qui se trouvaient près de lui. À la fin, n’y pouvant plus tenir, Sam se retourna et tendit la main.
« Tu ne t’y prends pas bien, petit, dit-il d’une voix rude et pleine de chaleur. Si tu veux faire un travail, autant apprendre à le faire convenablement. Regarde, comme ceci ! »
Sam Carraclough prit la brosse et le chiffon des mains de son fils, s’agenouilla sur le tapis, et se mit au travail. Quelle dextérité ! C’était merveille de voir Sam frotter la belle fourrure soyeuse ; il abritait soigneusement le museau aristocratique dans l’une de ses mains, et, de l’autre, il étalait la collerette blanche comme neige et ébouriffait artistement les poils des « bottines », du poitrail et de la « jupe ».
Ce travail ramena dans la maison le bonheur et la paix. Absorbé par son ouvrage, l’homme n’avait plus d’autre pensée. Joe, assis à côté de son père, regardait chaque coup de brosse et l’enregistrait dans sa mémoire : il savait, comme tous les gens du village, que Sam Carraclough n’avait pas son pareil dans un rayon de plusieurs kilomètres à la ronde pour faire la toilette d’un colley ; et le grand rêve de Joe, sa grande ambition, était de devenir un jour un éleveur de chiens aussi habile que son père.
Soudain, la voix de Mme Carraclough vint rappeler l’homme et l’enfant à la réalité. La maman de Joe n’avait pas oublié, elle, que Lassie ne leur appartenait plus.
« Allons, je vous en prie, s’écria-t-elle exaspérée, allez-vous me sortir ce chien d’ici ! »
Le père de Joe se retourna, pris d’une colère soudaine. Sa voix était marquée par cet accent du Yorkshire qui donnait un son plus grave aux paroles de tous les hommes du village.
« Tu ne voudrais pas que je la ramène sale comme un peigne, n’est-ce pas ?
— Écoute-moi, Sam, je t’en prie, commença la femme, si tu ne te dépêches pas de l’emmener… »
Elle s’arrêta, et tous écoutèrent. On entendait des pas dans l’allée du jardin.
« Voilà, s’écria-t-elle furieuse, voilà ce Hynes ! »
Elle se précipita, mais, avant qu’elle ne fût arrivée à la porte, celle-ci s’ouvrit, et Hynes entra. Le petit homme mince, vêtu d’une veste à carreaux, d’une culotte de cheval et de guêtres de drap, s’arrêta un instant. Puis ses yeux se tournèrent vers le feu et il aperçut le chien.
« Oh ! je le pensais bien, s’écria-t-il, je pensais bien la trouver ici. »
Le père de Joe se leva lentement.
« Je la nettoyais un peu, dit-il d’un air gauche, et j’allais vous la ramener.
— Eh oui, dit Hynes d’un air moqueur. Vous alliez la ramener, bien sûr. Mais je vais m’en charger moi-même puisque je suis venu faire un tour par ici. »
Sortant de sa poche une laisse, il s’approcha rapidement du colley et lui glissa le nœud par-dessus la tête. Lorsqu’il tira, Lassie se leva docilement et, la queue entre les pattes, suivit l’homme jusqu’à la porte. Là, Hynes s’arrêta.
« Vous voyez, dit-il en s’en allant, je ne suis pas né d’hier et il faut être malin pour me rouler. Je vous connais bien, vous, gens du Yorkshire ; je les connais vos chiens : vous les dressez à s’échapper et à revenir, pour les vendre ensuite à quelqu’un d’autre. Eh bien, ça ne prend pas avec moi. Non, parce que j’ai quelques tours dans mon sac, moi aussi, je… »
Hynes s’arrêta soudain, car le père de Joe avançait, le visage rouge de colère.
« Euh !… Bonsoir », dit vivement Hynes.
La porte se ferma ; Hynes et le chien étaient partis. Pendant un long moment, la maison resta silencieuse, puis Mme Carraclough éleva la voix.
« Je ne le supporterai pas, s’écria-t-elle. Il entre chez moi sans frapper, et il garde son chapeau sur la tête comme s’il était le duc en personne. Et tout ça pour une chienne ! Eh bien, elle est partie, et, si vous voulez mon avis, c’est un bon débarras. Maintenant, j’espère que nous ne la reverrons plus et que nous aurons un peu de tranquillité. »
Mme Carraclough parlait, parlait toujours. Mais, tandis qu’elle bougonnait, Joe et son père restaient assis devant le feu. Immobiles et résignés, ils regardaient, tous les deux, les flammes fixement, perdus chacun dans ses pensées, comme tous les gens du Nord lorsqu’ils sont profondément bouleversés.
Chapitre 5
« Ne reviens plus jamais ! »
Si Mme Carraclough pensait que tout était fini, elle se trompait, car, le lendemain, Lassie était à la porte de l’école.
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