Tjärne ne s’expliqua pas ce mystère avant de commencer son service militaire : ses camarades, féroces, l’appelaient fréquemment par le nom du chef de la compagnie. Alors seulement, il avait compris ; et il enterra à jamais la mémoire de sa mère, sans pourtant ni l’accuser ni la juger. Privé du meilleur des héritages, celui de la légitimité de la naissance, il s’habitua tôt à se considérer comme orphelin. Ses relations et connaissances se gardaient bien d’effleurer sa blessure, mais les étrangers non initiés la ravivaient sans cesse. Il ne tarda pas à découvrir que les gens vous laissent en paix si vous pratiquez de même ; il résista à toutes les tentations de se montrer indiscret et évita de s’engager dans une quelconque conversation intime. Dans son service, en revanche, et entre quatre yeux, il ne reculait devant rien, mais sans se départir de sa méfiance, car il savait par expérience avec quelle facilité démoniaque on tombe dans un piège. Ainsi ne dénonçait-il jamais, mais « visait » le suspect, laissant au juge d’instruction le soin de mener en secret son enquête avant que l’affaire n’éclate au grand jour. Il écoutait volontiers, et quand, en sa présence, on se laissait aller, il dressait aussitôt l’oreille et captait les propos en retenant son souffle ; on aurait dit qu’il prenait des notes. Il encourageait celui qui parlait en lançant de temps à autre un de ses « Que dis-tu là ! », ou en posant opportunément une question à brûle-pourpoint qui ne laissait cependant rien deviner de sa curiosité. Il donnait l’impression de s’intéresser à tous et à tout, sans avoir d’existence propre.
Askanius accueillit le procureur comme un disciple venu entendre les paroles du sage.
— As-tu pris ton repas ? Très bien, assieds-toi et bois un verre avec nous. Quelle belle soirée de printemps ; les écrevisses ont commencé à se montrer dans la rivière, je vais bientôt pouvoir inviter ces messieurs à une petite fête…
Le procureur eut le temps d’intercaler son « Vraiment, l’ont-elles… », mais il ne prit pas la peine de terminer sa phrase, sachant qu’on allait l’interrompre.
L’avocat contribua par un poli « Mais c’est formidable ! », pendant que sa pensée tournait autour de son frère et de la caution qu’il allait devoir verser.
Askanius sentit une certaine réserve chez ses interlocuteurs ; or, ce soir, il avait besoin de s’imposer, de se rendre intéressant, de se faire admirer. Il passa donc directement au numéro gagnant – l’épisode de Versailles où il avait chanté devant l’empereur Napoléon –, et à son habitude, il commença par la description des jets d’eau qui coûtaient trente francs par jour, vous vous rendez compte. Il les décrivit par le menu, comme si ses auditeurs entendaient ce récit pour la première fois ; or, aussi bien l’avocat que le procureur étaient allés à Versailles et connaissaient la merveille qu’on leur décrivait, mais ils n’avaient jamais osé l’avouer devant Askanius : soit il ne les aurait pas crus, soit il les aurait pris pour des larrons portant atteinte à son monopole.
Les deux complices échangeaient parfois un regard, puis Libotz se replongeait dans ses calculs relatifs au montant de la caution, mais chaque fois qu’il baissait les yeux Askanius l’interpellait : « Vous me suivez ? » Libotz relevait alors un visage sans expression, car il continuait à compter dans sa tête.
Ce soir cependant, Askanius, empêtré dans ses fontaines, se rendit compte que ses souvenirs s’embrouillaient et il entama une discussion avec lui-même au sujet de la fontaine la plus grande :
— Mon Dieu, mais qu’est-ce que je raconte ! J’ai dit : « Diana », mais non, ce n’est pas ce que je voulais dire – il tambourina sur son front – comment s’appelle-t-elle déjà ?
Croyant que la question s’adressait à lui, Libotz sortit de sa distraction et répondit :
— La plus grande, c’est Neptune.
— Mais non, ce n’est pas Neptune…
Le procureur intervint, dans un accès d’oubli total :
— Si, c’est Neptune, je l’ai vue moi-même.
L’affirmation parut si absurde à l’hôtelier qu’il la prit pour une plaisanterie et poursuivit :
— Voyez-vous, chers amis, on ne peut admirer de pareilles fontaines qu’à Saint-Pétersbourg. Connaissez-vous Saint-Pétersbourg, messieurs ? Non ? Ou bien à… comment s’appelle cet endroit ?… Schönbrunn ! Non plus ? Oh, là, là ! Il n’y a rien d’aussi magnifique dans le monde entier ! Mais Versailles… Ne serait-ce qu’une fois dans sa vie un homme devrait le voir – vous devriez vous libérer un jour, messieurs, boire moins de punch, épargner, mettre de côté, vous serrer la ceinture, vous dire « je serai un ladre, je me refuserai le nécessaire, mais je dois voir Versailles avant de mourir ». Vous pourriez emprunter un de mes Baedeker – j’en ai deux, un en français, un en allemand ; le voyage coûte deux cents francs, cela fait cent cinquante couronnes…
— Dis plutôt cent quarante, interrompit le procureur, qui ne résistait plus à la tentation.
— Ah non, permettez ! Permettez-moi de terminer ma phrase !…
— Je t’en prie !
— Ainsi donc, nous avons chanté devant l’impératrice, messieurs, et, figurez-vous, en l’honneur du jour, elle était vêtue en bleu et jaune{4} ; n’était-ce pas galant de sa part ?…
Puis ce fut le tour de l’empereur. Certes, dans sa jeunesse, Askanius avait tenu en grand mépris ce sphinx, ce Badinguet, cet… etc., mais le jour où il avait chanté devant l’empereur des Français, ce dernier s’était métamorphosé à ses yeux. Il était devenu le génie, le plus grand homme politique de tous les temps, un chef militaire comparable à son grand aïeul.
L’hôtelier sentait que ce soir il manquait d’écho, il ne parvenait pas à s’envoler – alors il fit apporter du champagne.
Ses victimes étaient en nage, anéanties par tant de grandeur qui les étouffait comme un édredon. Libotz, qui ne voulait causer du chagrin à personne, essaya de réchauffer l’atmosphère. Mais changer de sujet eût tué Askanius, c’est pourquoi l’avocat relança avec une question apparemment innocente :
— Quel registre chantiez-vous, monsieur l’hôtelier ?
Askanius fit semblant de chercher dans sa mémoire, mâcha, telle une chique, un mensonge dans sa bouche, puis répondit diplomatiquement, mais sur un ton assez blessant pour prévenir d’autres questions indiscrètes :
— Messieurs, dans un quatuor masculin digne de ce nom il n’y a qu’une voix, une pour toutes, toutes pour une… Et celui qui possède ne serait-ce qu’une connaissance rudimentaire de cet art vocal, grand et difficile, doit savoir que toutes les voix ont la même valeur, qu’elles s’appellent premier ou second ténor, baryton ou basse.
C’était vraiment trop gros, et cette façon d’occulter devant ses auditeurs le fait qu’il n’eût chanté que le second ténor agaça le procureur qui avait lui-même pratiqué le chant en quatuor. Échauffé par le champagne et lassé de recevoir des leçons, Tjärne jeta, comme en passant, que pour sa part, lui, il avait été premier ténor dans un quatuor d’étudiants.
Un silence effroyable suivit cette déclaration, silence qu’Askanius utilisa pour faire appel à son meilleur moi, sa fierté, son sens de la justice. S’il acceptait le débat sur un sujet aussi périlleux, il perdrait à coup sûr, Libotz semblant prêt à prendre la défense du chant estudiantin. Il fit preuve de souplesse : il ne céda pas, mais contourna l’obstacle, sans trébucher.
— Messieurs, dit-il très bas, il existe deux sortes de chant, comme il existe plusieurs sortes de vin, de cigares, de plats, de café et de liqueurs, n’est-ce pas ? Nous avons le chant artistique et le chant naturel, vous me suivez ? Pour ma part, je préfère l’art, comme, sans doute, n’importe quelle personne ayant reçu une éducation musicale, quelle que soit son appartenance sociale. C’est pourquoi, pour répondre dignement à la remarque quelque peu déplacée que M. Tjärne s’est permise tout à l’heure, je lève ce verre à la gloire de l’art !
— Bravo ! cria le procureur, trop paresseux et trop hédoniste pour gaspiller son énergie dans une querelle. Il s’associa volontiers au toast à la gloire de l’art proposé par le vieux chanteur, car c’était après tout un verre comme un autre.
Libotz « essuya » un sourire d’un geste de la main ; ayant constaté qu’Askanius était désormais hors d’état de voir ou d’entendre, il se tourna vers Tjärne :
— Il est malgré tout divertissant, dit-il sans baisser la voix.
Il était presque minuit.
— Maintenant, à vous de raconter ! lança Askanius, non pas pour écouter, mais pour se reposer un instant. Il prit la pose de celui qui, humble et patient, laisse bavarder les gens, et laissa ses pensées vagabonder, tout en peaufinant le discours qu’il s’apprêtait à prononcer.
Tjärne, qui connaissait la technique, se tourna vers Libotz ; ils discutèrent de Paris et échangèrent divers propos.
À la place d’Askanius, une personne ordinaire aurait manifesté sa surprise en apprenant que ces messieurs étaient allés à Paris, eux aussi, elle aurait sauvé la face par une plaisanterie, en épinglant sa propre sottise. Mais Askanius n’était pas une personne ordinaire : chez lui, les meilleures qualités faisaient bon ménage avec la plus grande subjectivité, la soif du pouvoir et l’égoïsme. Il était le maître de ce petit univers d’affamés et d’endettés qui subsistaient grâce à sa charité ; le chant, de la même façon que Paris, lui appartenait en exclusivité, nul n’avait le droit d’y toucher. Quand il entendit que ses hôtes avaient séjourné en France – ce que d’ailleurs il savait déjà –, il fut tenté d’intervenir, de faire des remarques, d’apporter quelques rectifications, mais sa morgue prit le dessus, il rejeta bruyamment la fumée de son cigare, puis aspira profondément sous l’effort pour trouver un sujet de conversation qui couperait court à leur entretien.
Quelques clients, qui s’en allaient, regardèrent à l’intérieur à travers la vitre ; Askanius en profita pour se lever et baisser le store :
— Je crois qu’il vaut mieux tirer les rideaux.
Il se rassit, puis lança :
— Levez donc vos verres, messieurs !
Le procureur vida le sien, mais ne lâcha pas le fil parisien. Libotz l’humaniste eut pitié d’Askanius, qui souffrait le martyre, et interrompit le flot verbal de Tjärne par un « Trinquons avec notre hôte ! ».
Ce verre fut décisif ; à cet instant précis, une transformation des personnalités commença à s’opérer, comme dans le quatrième acte d’un drame bien ficelé. Le procureur, devenu arrogant, provocateur et méchant, engagea avec l’hôtelier une discussion sur Shakespeare.
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