Karin ne comprit pas le mot « compromettre », mais devina qu’il lui voulait du bien.
Resté seul, Libotz se sentit plus fort et plus serein que d’habitude : il savait qu’il se trouvait sur la bonne voie, et il regrettait de n’avoir pas embrassé la jeune fille, tant il était sûr de ses sentiments.
« Comme ch’est drôle, se dit-il, que che choit chette histoire avec les vaches qui l’ait impressionnée le plus. Ah, les chitadins et les femmes, ch’est une race à part… »
Il assista à l’office du soir ; en y apercevant Karin, il la salua d’un signe de tête comme si déjà ils se tutoyaient.
Plus tard, pourtant, quand il alla dîner chez Askanius, elle n’y était pas. Dans ses nouvelles dispositions, il eut le courage de demander à l’hôtelier où se trouvait la jeune fille.
Celui-ci lui répondit après un temps de réflexion :
— Elle est allée au théâtre.
— Zésus, que me dites-vous là !
Askanius se pencha vers lui et chuchota avec sa discrétion habituelle :
— Ce n’est pas bien de jouer avec les sentiments d’une jeune fille.
— Je ne joue pas ! protesta Libotz d’une voix et avec un regard qu’Askanius ne lui connaissait pas.
C’était la première fois que l’homme amoureux, conscient de sa force, prenait la parole ; l’hôtelier eut peur et battit en retraite, visiblement impressionné.
Libotz regretta aussitôt son éclat, il lui répugnait de rabrouer les gens, mais en constatant que, loin d’être offensé ou fâché, Askanius, au contraire, redoublait de courtoisie, l’avocat, attristé, se dit :
« Les zens sont bizarres : mordez-les, donnez-leur des coups, et ils seront aimables. Ch’est désolant, et moi, z’en suis incapable. »
Après le repas, Askanius lui proposa de prendre un verre dans le jardin : cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de bavarder, et le procureur les rejoindrait plus tard. L’avocat n’avait rien contre, et quelques minutes après, les deux messieurs étaient assis dans la Confidence : c’est ainsi qu’on appelait le kiosque. Après quelques préambules, Askanius aborda le sujet qui lui tenait à cœur :
— Voyez-vous, mon cher monsieur, boire un verre, ce n’est pas un mal, mais s’enivrer…
— Non, attendez, écoutez-moi ! Je ne me suis pas enivré, on m’a calomnié, interrompit Libotz, fort de sa nouvelle dignité.
L’hôtelier appartenait à cette catégorie de personnes qui, une fois qu’elles se sont fait une opinion, ne peuvent plus ni en changer ni même entendre une explication.
— Permettez-moi, coupa-t-il, permettez-moi de terminer ma phrase…
Libotz grogna, mais fut de nouveau interrompu par le gentleman-restaurateur :
— Permettez-moi ! C’est arrivé, et on n’y peut rien…
— Mais rien n’est arrivé ! Rien !
— Non, permettez-moi ! Permettez…
Il eut gain de cause : Libotz haussa une épaule, il « permettait ».
— Mais l’homme doit aussi savoir oublier, c’est son devoir ; et moi, j’ai oublié ! À la vôtre, monsieur l’avoué !
Libotz ne toucha pas à son verre.
— Mais, poursuivit Askanius, même si une étourderie qu’on a commise appelle une certaine indulgence – nous en avons tous besoin –, cela – ne – signifie – pas (il changea de ton et accéléra) – qu’on – puisse – tirer – un – trait – sur – l’affaire – (une pause, mesure entière) – et éviter ses retombées. Voyez-vous, monsieur, l’être humain est comme une toile tissée, il suffit de tirer sur un fil pour endommager la lisse. Loin de moi d’affirmer que l’étourderie commise par monsieur l’avoué…
— Je n’ai rien commis du tout ; je n’ai fait qu’accompagner mon malheureux père qui avait bu…
— … ne puisse être pardonnée, loin de là, mais elle risque d’avoir des conséquences imprévisibles. Écoutez : mon frère tient la comptabilité chez le comte X., dont le frère de monsieur l’avoué est l’intendant. Un nom irréprochable est toujours une garantie, et si ce nom est entaché – non, permettez-moi de terminer ma phrase, je vous prie ! Permettez-moi ! – Le fait est que le comte a été choqué par cette histoire avec la police et… Bref, il a pris en grippe le nom « Libotz » qui a été traîné dans les journaux… Permettez-moi ! Compte tenu de ses doutes quant à la fiabilité de son intendant – je l’ai appris par mon frère, non, ne le prenez pas mal –, en un mot, le comte demande à son intendant de verser une caution s’il veut conserver sa place.
— Pourquoi ne m’a-t-il pas écrit, à moi, son parent ?
— Hmm… ça, c’est une autre question.
— Je sais qu’il me méprise parce que je suis devenu avocat. Quand je travaillais à la cour d’appel, et qu’il était un simple comptable rural, il se vantait d’avoir un frère avoué à la cour d’appel – il disait parfois « assesseur » –, mais depuis que je ne suis qu’un « chicaneur », il doit payer ses vantardises d’antan.
— Ne pensez-vous pas, monsieur l’avoué, qu’il est naturel d’être fier des membres de sa famille qui réussissent ?
L’avocat n’y avait pas pensé, mais sur le moment il trouva cela parfaitement naturel ; il laissa donc son pathos retomber dans son verre de punch et les avala tous les deux.
— Mais où va-t-il trouver une caution ? reprit-il après une pause.
— Bah, ça, c’est une autre affaire…
— Le comte n’acceptera jamais d’avoir ma signature en bas d’un document ?
— Si, pourquoi pas, pourvu qu’il y ait quelque chose derrière ; l’histoire avec la police n’a rien à voir avec les questions pécuniaires.
— Monsieur Askanius, pour la dernière fois : je vous jure sur l’honneur que je suis innocent !
— Mais ne le prenez pas comme ça ! Je ne dis pas qu’une petite cuite…
— Je n’étais pas cuité du tout, je ne l’étais pas !…
— Pour l’amour de Dieu, ne criez pas, il y a du monde ici. N’empêche qu’on doit répondre de ses…
— C’est-à-dire que mon frère doit payer pour mon père, et moi pour les deux…
— Oui ; on n’est jamais assez prudent, et quelqu’un comme vous, qui a une situation, devrait faire attention à sa conduite. Je veux dire que celui qui ne supporte pas la boisson devrait moins boire que celui qui la supporte ; ceux qui sont capables d’absorber des quantités illimitées d’alcool peuvent boire, ça ne gêne personne, ça n’a pas d’importance, c’est égal…
Malheureusement, Askanius faisait lui-même partie de ceux qui ne supportent rien. Après deux verres de punch, il était pompette, et après trois verres, il était cuit. Il se lançait alors dans des discours grandiloquents, faisait appel à tous les synonymes de la langue, tour à tour sublimes et vulgaires ; en mettant son cœur à nu, il descendait dans les profondeurs d’un passé enseveli, en remontait revêtu de nouveaux oripeaux et faisait – à deux heures du matin – des aveux surprenants sur des actions des plus préjudiciables. La raison de sa sobriété tant admirée ? Il ne supportait pas l’alcool, il redoutait les heures de la nuit où le cœur s’ouvre comme un livre, et permet à celui qui sait lire d’atteindre les tréfonds de l’âme. Ce soir, un démon s’était emparé de lui : il n’avait pas parlé depuis longtemps, il éprouvait un besoin effréné de se décharger du poids des mots accumulés depuis plusieurs mois. Il eut de la chance : le procureur arriva, et Askanius put repartir de plus belle, car Libotz, lassé de réentendre ses accusations, s’apprêtait à prendre congé.
Le procureur était un buveur redoutable et qui avait toujours un peu mal aux cheveux. Après une nuit de beuverie, il ne semblait même pas ivre, mais il ressemblait à une statue : des traits pétrifiés, des yeux sans regard où on ne distinguait ni la pupille ni l’iris, l’esprit vide de pensée, la langue clouée au palais. Cet homme n’avait aucune facette, comme on dit, il était toujours sec et compact. Les mines et les regards étaient sa manière de s’exprimer, il approuvait tout, voulait toujours connaître le fin mot de l’histoire ; il prenait un air intéressé pour faire parler ses interlocuteurs, mais lui-même n’ouvrait jamais la bouche, se contentant de ponctuer leurs discours par des « ah bon ! », « qui l’aurait cru ! », « bien dit, ça, à la vôtre ! ».
Askanius admirait le procureur, de la même façon qu’il ennoblissait son entourage, aussi longtemps que c’était le sien et parce que c’était le sien. Le procureur était un homme remarquable, sa connaissance des gens colossale, ses compétences professionnelles extraordinaires, c’était un convive insurpassable, plein de tact, discret, fascinant. En réalité, le procureur ne possédait aucune de ces qualités, mais Askanius réduisait les individus banals à autant d’homoncules et les remodelait ensuite à sa guise.
Le procureur Tjärne, un escogriffe maigre doté d’une tête minuscule, faisait penser à un serpent, une constitution qui lui permettait de se glisser par n’importe quel trou pourvu qu’il arrivât à y passer la tête. Quand il se leva de sa chaise et se pencha par-dessus la table pour prendre une allumette, on eut l’impression qu’il rampait ; son bras sinua entre les verres et les bouteilles sans rien renverser, et lorsque la lampe suspendue l’obligea à détourner la tête, son visage sembla reposer sur son dos. Il passait pour un bel homme et avait du succès auprès des dames ; cependant, il ne s’en vantait jamais et n’y faisait même pas allusion. Pour de multiples raisons. En vrai don Juan, il ne s’étonnait guère de ses conquêtes, les remarquait à peine et semblait presque gêné quand on le taquinait là-dessus, comme s’il s’agissait d’une faiblesse. Il y avait par ailleurs un élément de déséquilibre dans son existence. Libotz, toujours très attentif, avait remarqué que Tjärne ne parlait jamais des femmes, et quand, au cours d’une conversation, on abordait un sujet tel que le divorce ou les ennuis conjugaux, il se taisait ostensiblement. Fils d’un notable divorcé, bien connu dans la ville de son vivant, il ressemblait tant à un des officiers de la garnison que les étrangers lui demandaient souvent, en toute innocence, s’il n’était pas un von ***.
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