Il avait répondu qu’il ne pouvait s’engager à cautionner une somme qu’il ne possédait pas.

« Tu es pourtant assez riche pour te marier », objecta son frère.

Une manifestation aussi sublime de la logique égoïste avait momentanément endurci Libotz ; c’en était trop, même pour lui. En outre, il avait dû s’occuper de son père qui avait fait faillite, était tombé malade, mais ne pouvait être placé dans un hospice à la fois parce qu’il était trop haï et parce qu’il avait des parents aisés. Il resta donc à la maison de santé, et le fils lui paya son séjour en seconde classe{8}. Libotz crut alors avoir rempli ses devoirs, estimant qu’on ne pouvait exiger qu’il versât la caution pour son frère, mais les autres ne partageaient pas son avis. Askanius s’en vint un jour à sa table et murmura :

— Ce n’est pas bien de laisser son frère dans le pétrin.

— Ce n’est pas moi qui l’y ai mis, répondit humblement Libotz.

— Si, il paye pour l’inconduite d’autrui.

Ce bastion de mensonges, érigé sur une contrevérité, était impossible à démolir. Muet, Libotz le regarda, puis se leva et partit. Chez lui, une lettre de son frère l’attendait, décrivant par le menu ce qu’il endurait par sa faute. Le comte avait jadis perdu un procès où Libotz était partie civile, le mot « chicaneur » avait été prononcé, et lorsque l’intendant avoua qu’il s’agissait de son frère, la colère du comte s’était détournée vers un autre objet. Puis un jour arriva le journal où figurait la notice sur l’abus d’alcool ; le comte agita la feuille devant le nez de son intendant en écumant de rage :

— N’avais-je pas raison ? Un chicaneur doublé d’un ivrogne !

Tout compte fait, Libotz dut reconnaître avoir – involontairement – causé un préjudice à son frère ; il signa donc, puis expédia le dangereux document. Franc de nature, il en parla à Karin qui ne cacha pas son dépit ; désormais, ce qui le concernait la concernait aussi et elle pourrait un jour se voir contrainte d’honorer ces engagements. Libotz ne put lui donner tort, et ce lui fut un nouveau déchirement.

Leurs fiançailles duraient depuis un mois. La première semaine, ils avaient parlé de leur enfance, de leurs parents et de leurs proches ; la deuxième semaine de l’avenir, du mariage et de l’entrée en ménage. Libotz ayant décidé de lui laisser une entière liberté en la matière, ils étaient vite tombés d’accord sur tous les points, et l’appartement imaginaire avait été aussitôt loué et aménagé avec les meubles imaginaires, de sorte qu’il n’y avait rien ni à ajouter ni à redire. La troisième semaine, ils parlèrent de leurs conversations de la première semaine, et la quatrième de leurs conversations de la deuxième. Libotz commença à se rendre compte que les sujets se faisaient de plus en plus rares, qu’ils n’avaient jamais d’altercation susceptible d’animer leurs entretiens et de leur redonner de l’entrain. En fait, il se gardait d’exprimer le moindre avis divergent, pour préserver la paix, persuadé que, sans une concordance totale des opinions, le bonheur conjugal ne pouvait durer. L’honneur d’avoir gagné l’amour d’une femme lui semblait si grand qu’en récompense il croyait devoir lui abandonner le gouvernement entier de sa vie, à l’exception du domaine professionnel, car là il n’était plus question de lui, mais des autres.

Ils convinrent de passer ensemble un dimanche entier, de déjeuner à la campagne et de bien s’amuser, Karin étant libre toute la journée. Pleins d’allégresse, ils quittèrent la ville vers neuf heures. Pour commencer, ils causèrent des bagatelles qui s’étaient passées depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, la veille à midi :

— Y avait-il beaucoup de monde hier soir ? demanda le fiancé.

— Oui, il y a toujours du monde le samedi.

(Il le savait parfaitement.)

— Le patron était-il de bonne humeur ?

(Il ne l’était jamais.)

— Il rouspétait, comme d’habitude, mais il est gentil, au fond. (Karin employait volontiers ce terme, sachant qu’elle-même avait la réputation d’être « gentille ».) Et toi, qu’as-tu fait hier soir ?

— Je suis resté chez moi à écrire, pour pouvoir me libérer aujourd’hui, chère enfant. Ah ! Regarde ce gros oiseau, c’est sûrement un milan.

— Il n’y a pas de milans par ici.

— Si, je crois bien, ça ne peut être qu’un milan, puisqu’il a la queue fendue.

— C’est peut-être une buse, d’après les cris qu’il pousse ?

— Peut-être, mais la buse n’a pas la queue fendue.

— Mais la bergeronnette, là-bas, sur la palissade, a aussi la queue fendue.

— Seigneur, je n’y ai pas pensé, j’ai juste lu ce qui est écrit dans l’Histoire naturelle de Berlin{9}, mais tu as sans doute raison, ma petite Karin.

Le milan était consommé ; on n’entendait plus que le froufrou des vêtements et le bruit des chaussures des promeneurs énergiques. Libotz marchait, la bouche sèche, la tête vide ; son regard errait à travers champs pour dégoter un thème de conversation, alors que les embûches d’un procès en cours torturaient son cerveau ; mais il ne voulait pas en parler.

Tandis que, une à une, il passait en revue les pièces du dossier, Karin, qui trouvait ce silence inconvenant, se sentait de plus en plus mal à l’aise.

— Dis quelque chose, Édouard ! C’est affreux quand tu te tais.

Libotz chassa le procès de son esprit, mais, troublé et toujours à court de sujets, il laissa échapper la phrase qu’il ne faut jamais prononcer :

— Que veux-tu que je dise ?

C’était la déclaration de faillite, le dépôt de bilan, la rupture du fil qui les unissait. Deux étrangers songeurs marchaient côte à côte ; chacun pensait à son partenaire, à leur relation, aux raisons de ce silence. Ce qui naguère paraissait simplement étranger devenait hostile, à présent. En réfléchissant ainsi, en silence, en taisant leurs pensées, ils avaient le sentiment de se trahir l’un l’autre, et plus cet état de choses durait, plus il devenait insupportable. Désespéré, Libotz arracha une mauvaise herbe qui poussait au bord de la route et s’écria avec un intérêt bien simulé :

— Oh, regarde : quelle merveille !

Karin sentit et la fausseté de son enthousiasme et l’aumône qu’on lui faisait ; elle ne le regarda même pas, ne dit pas un mot et hâta le pas comme si elle voulait fuir.

Libotz la suivit. Il était certain que c’était fini, qu’il était renvoyé ; où allait-il déjeuner dorénavant, puisqu’il ne pourrait plus mettre les pieds chez Askanius ? qu’écrirait-on dans le journal ? que dirait-on ?… Préoccupé par les changements qui interviendraient dans sa situation, il ralentit le pas et laissa Karin le distancer – à cet endroit, le chemin faisait un coude – puis disparaître à sa vue. Il trouva cela parfaitement normal : elle avait rompu, tout était fini – il se sentit soulagé. Il s’assit sur une pierre, enleva son chapeau, s’essuya le front, mais il ne pleura pas ; la sensation de se retrouver seul, de pouvoir se reprendre, lui procura un tel plaisir qu’il se mit à siffloter en dessinant sur le sol.

« Zésus, comme ils sont drôles, pensa-t-il. C’est ça : ils sont drôles, tous ! »

Mais, bientôt, la douleur se fit sentir, l’angoisse l’étreignit, il se leva et se remit à marcher.