Arrivé au tournant, il aperçut Karin : blottie contre un arbre, elle sanglotait.

Ils pleurèrent ensemble, en silence, désespérés de ne pas se suffire l’un à l’autre, d’être incapables de meubler le temps de leur partenaire. Enfin, Karin s’écria :

— Ah, c’est si difficile – jamais je ne l’aurais cru !

— C’est ce qu’il y a de plus difficile ! répondit Libotz. Maintenant, séparons-nous pendant un moment : toi, suis cette route, moi, je prendrai par les champs ; nous nous rejoindrons à l’orée du bois.

L’idée était originale, mais sensée, et elle fut acceptée. Libotz renoua avec son procès, redevint lui-même, retrouva sa dignité, écouta les témoins, plaida devant la cour, fit changer d’avis la partie adverse, un exploit rarissime et qui ne pouvait avoir lieu qu’au milieu des champs et en l’absence des parties.

Lorsqu’il retrouva Karin à la lisière du bocage, il parla tout naturellement de ce qui occupait sa pensée ; ainsi, sans préambule, il exposa l’affaire. Certes, il ne s’agissait que d’un problème de bornage – obligations d’entretien, construction de ponts, installation de clôtures –, mais il s’animait en parlant de son travail et parvint ainsi à combler le vide et à se mettre en valeur. Karin entendit une voix d’homme ; la solitude, dont elle n’avait pas l’habitude, s’égaya de personnages, et son fiancé apparut sous un jour plus favorable. Elle lui posa quelques petites questions, qui l’encouragèrent, et se montra si intéressée qu’une fois son récit achevé, il évoqua une autre affaire dont il était très fier. Ce dossier était trop long, trop complexe, difficile à suivre à cause de la multitude de noms propres, pourtant son exposé le réconforta, il marcha avec plus d’allégresse – et, là-dessus, ils arrivèrent à Grondai. Il était onze heures du matin ; l’établissement n’ouvrait pas avant deux heures de l’après-midi, pour le déjeuner. L’attente fut pénible. Ils poussèrent jusqu’au petit lac dans la forêt pour voir s’il y avait déjà des ablettes, leur lancèrent des cailloux, cueillirent des iris, mais tout cela ne les occupa que pendant une heure. L’assèchement les menaçait de nouveau, mais, prévenus des dangers du silence, ils se lancèrent dans une conversation à bâtons rompus, en rebrodant les vieux canevas. Conscients de leur plagiat, ils n’osaient se regarder. Ils avaient honte d’eux-mêmes, mais le fantôme du silence les poussait en avant, et ils finirent par dire des bêtises, par effleurer, sans le vouloir, des plaies auxquelles ils n’avaient aucune intention de toucher. Libotz se montra le plus maladroit.

— N’est-il pas curieux que tous les cordonniers s’appellent Andersson ? hasarda-t-il pour dire quelque chose.

— Mon papa était cordonnier, mais il s’appelait Lundberg, réagit Karin avec un humour bon enfant.

— Ah, mon amie, je ne le savais pas ! Je ne voulais pas te blesser !

— Je le sais, répondit Karin qui ne doutait pas de la sincérité de son fiancé.

D’ailleurs, ils étaient encore au paradis : ni l’un ni l’autre ne pensait du mal de son partenaire, ce qui rendait impossibles les querelles, qui n’interviennent que lorsque bienveillance et bonne volonté ont disparu.

Karin dut pourtant puiser dans ses propres réserves, et elle orienta la discussion sur Askanius et ses clients :

— Tjärne est vraiment quelqu’un de très agréable, fit-elle.

Libotz aurait pu y voir une façon de lui faire comprendre qu’il était lui-même ennuyeux, mais il s’abstint. Il s’empara du sujet, et, avec sa bonté naturelle, épilogua sur les qualités du procureur qu’il illustra d’exemples biographiques. Karin fit monter les enchères, Tjärne devint un ange de lumière, un martyr ; son destin tragique, sa naissance illégitime exigeaient qu’on lui pardonnât ses petites lubies…

Petites lubies, hmm !… Ils se turent et, dans le silence qui suivit, ils prirent la mesure du personnage et de son ignominie, car ils savaient, tous les deux, qu’à tout moment Tjärne pouvait faire tomber Askanius. Karin voulut revenir en arrière, mais Libotz ne la suivit pas : il s’attarda complaisamment sur le destin tragique du procureur, il exprima son horreur face au crime qui ruine la vie affective d’un innocent, qui se transmet d’une génération à l’autre et qui frappe les enfants et les petits-enfants… Il se précipita ensuite sur la question norvégienne, accrochant au passage celle du suffrage universel, disserta sur les principes du proportionnalisme, sans oser regarder sa montre, car c’eût été montrer son impatience.

La cloche d’une église sonna au loin : une heure. Il restait encore soixante minutes.

Libotz était désespéré, surtout d’avoir tourmenté Karin avec ses histoires judiciaires et ses discours politiques. Parler des gens – le seul sujet intéressant – il ne le voulait pas, et il sentait bien que s’en tenir à chanter les louanges des coquins était, à la fin, aussi avilissant que d’en médire. Il était fatigué, sec, vidé, et il avait faim. Il eut envie de s’ouvrir les veines, pour se rafraîchir, ou de se jeter dans le lac, mais il se retint et proposa :

— Et si on bougeait un peu ?

On bougea, on se rassit, on observa une fourmilière, on s’interrogea sur ce que pensaient ces petites bêtes et comment elles se représentaient le monde. On jeta des cailloux dans l’eau pour la dixième fois, on regarda les hautes branches des pins comme si on voulait s’y pendre. Aucun des deux n’osa ressortir les ablettes, car le thème avait été épuisé ; les iris, fanés, avaient été abandonnés, mais le fantôme du silence leur assenait un coup de fouet chaque fois que, de fatigue, ils s’arrêtaient de parler. Ils étaient assez intelligents pour ne pas s’accuser mutuellement d’être à l’origine de cet ennui qui semblait intrinsèque à la situation ; cependant, ils n’osaient pas en parler : ni de cette situation, ni de leurs rapports, car ceux-ci ne supporteraient ni la critique ni même une allusion.

Deux heures sonnèrent enfin ; on dressa la table sous un merisier. Ils étaient les seuls clients, et Karin habituée au mouvement et à l’animation trouva cela déprimant ; quant à Libotz, leur solitude lui semblait idyllique. Mais il se garda d’en rien dire, car il tenait à lui être agréable. Il la laissa choisir le menu, et quand elle lut qu’il y avait des asperges, elle s’écria :

— Je me demande quel goût cela peut avoir !

— Comment, tu n’as jamais mangé d’asperges ?

— Jamais !

— Eh bien, on va en goûter, même si c’est cher.

Le repas commença, et à mesure qu’ils reprenaient des forces, leur humeur s’améliorait. Libotz s’amusait, tout le ravissait ; Karin était contente d’être servie par un garçon en habit. On parla de la nourriture, mais Karin déclara qu’il ne fallait pas commenter les plats qu’on vous sert.