Libotz essaya alors quelques plaisanteries pour faire rire sa fiancée : en découvrant le garçon qui écoutait derrière la porte, il dit que le bonhomme avait des appareils radiographiques à la place des oreilles.
Or Karin n’avait jamais entendu parler des rayons X ; Libotz en profita pour se lancer dans une explication fastidieuse qui émoussa la plaisanterie. Puis la conversation tomba sur les pierres précieuses à cause de l’épingle que Libotz portait à sa cravate. Il dit qu’à son avis, les pierres les moins chères, telles que le grenat, l’améthyste et la topaze, étaient les plus belles, alors que l’émeraude et le rubis donnaient toujours l’impression d’être des faux, ce qui fit craindre à sa fiancée qu’elle n’eût affaire à un avare.
— Les diamants sont tout de même ce qu’il y a de plus beau.
— Ils ressemblent à des morceaux de verre, mais c’est vrai qu’ils sont beaux, tu as raison, même s’ils sont affreusement chers.
Après le repas arriva le café, mais il arriva aussi autre chose. Libotz avait l’habitude de faire la sieste, il n’y pouvait rien ; et le voilà luttant désespérément contre la pesanteur qui opprimait son corps, irrésistiblement attiré vers le centre de gravité du globe terrestre. Son esprit se troublait, les idées s’y mélangeaient comme des cartes ; des images trompeuses, des chimères refaisaient surface, le temps et l’espace se brouillaient… Il clignait des yeux tout en débitant des phrases décousues, des bribes de plaidoiries, des rôles de recensement, des articles du Bulletin des Lois ; il appelait le serveur « Askanius » et traitait Karin de « mademoiselle » ; il composait une salade de saumon fumé et de pierres précieuses. D’abord, Karin en rit, puis elle s’enquit s’il avait trop bu.
— Non, répondit son fiancé, che n’est pas la boisson, ch’est l’air : quand on n’a pas l’habitude…
Ce fut alors que cela se produisit : il bâilla. La jeune fille se leva ; Libotz se réveilla comme s’il avait reçu une gifle. Tout se jouait là, à cet instant…
À cet instant-là, une bicyclette pénétra dans la cour. D’un mouvement cavalier, Tjärne sauta de son véhicule et se mit au garde-à-vous. Il fut accueilli comme un sauveur.
Ça, ce fut une conversation ! Ils parlèrent tous en même temps ; Tjärne, qui avait déjà déjeuné, proposa aussitôt une partie de quilles et commanda des punchs ; l’ambiance monta, vertigineusement. Le procureur bavardait avec Karin, qui rougissait d’aise, et Libotz se réjouissait sincèrement de la voir s’amuser. Tout aussi sincèrement, il applaudissait les prouesses de Tjärne au jeu de quilles, heureux de ses propres défaites puisqu’elles procuraient du plaisir aux deux autres. Les deux autres en profitèrent pour se moquer de lui ; Karin monta en épingle chacun des faux pas qu’il avait faits au cours de la journée. Elle fit même comprendre à quel point ils s’étaient ennuyés et ne cacha pas la joie qu’elle éprouvait en compagnie de Tjärne. De temps à autre, prise de remords, elle caressait la barbiche de son fiancé avec un affectueux : « Mais il est si gentil !… »
L’après-midi passa comme une danse ; d’autres clients arrivèrent, il y eut de la musique.
Vers le soir, le procureur commença à languir ; le fiancé le remarqua et décida d’utiliser les grands moyens pour le tirer de son apathie : ils rentreraient en voiture et souperaient au Restaurant de la ville où Karin n’avait jamais mis les pieds. Il sortit pour commander un fiacre et resta quelque temps absent. À son retour, les deux autres étaient engagés dans une discussion à mi-voix qu’ils interrompirent dès qu’ils le virent, d’où il conclut qu’ils parlaient de lui. Trouvant cela normal, il se tut, en espérant qu’ils n’avaient dit que du bien. La voiture avança, Libotz monta le premier et prit place à l’arrière, ce qui obligea Tjärne à voyager à côté de la fiancée. L’avocat ne se rendit pas compte de ce que cela avait d’inconvenant.
Le chemin était long ; Libotz s’assoupit après s’être excusé, ce qui fit rire ses compagnons ; somnolent, il sourit lui-même de sa petite faiblesse. À son réveil, Karin et Tjärne étaient absorbés par un de ces entretiens animés qui se poursuivent à voix basse et dont il n’entendit rien.
Il se sentit hors jeu, essaya d’intervenir, fut repoussé, se lassa puis s’écarta.
De temps à autre, Karin lui lançait quelque boutade impertinente. Quand elle laissa échapper un « tais-toi ! » cinglant, il se referma comme une huître, devint inaccessible, et plus tard, lorsqu’on lui adressa une question anodine qui ne demandait pas de réponse, il ne réagit même pas.
Le procureur, étranger à la magnanimité comme à la compassion, fut agacé par la bouderie de Libotz, et pour en finir vite, décocha la flèche mortelle :
— Tu n’es tout de même pas jaloux, mon vieux ! (Ils se tutoyaient depuis la partie de quilles.)
Le coup de grâce fut reçu sans plainte ni résistance ; la victime ne bougea pas, sa tête pendait sur sa poitrine, comme s’il avait prononcé ses dernières paroles ici-bas : « C’est accompli ! » Arrivés en ville, alors qu’ils passaient devant la pharmacie, Libotz ordonna au cocher de s’arrêter, jeta un bref : « Je dois juste récupérer une ordonnance ! » et disparut dans l’entrée.
Absorbés par leur conversation, Karin et le procureur ne firent pas attention à son départ. Puis ils trouvèrent l’attente bien longue, et Tjärne descendit à son tour pour jeter un coup d’œil par la fenêtre de la pharmacie. N’ayant pas vu Libotz, il entra pour se renseigner : non, on n’avait pas vu l’avocat. Alors il comprit tout, et pour s’épargner le rôle ennuyeux et pénible de consolateur, il glissa comme un serpent par la porte d’entrée et s’en fut par la même arrière-cour que l’avocat avait empruntée peu de temps auparavant.
La fiancée patienta, puis, sentant que quelque chose n’allait pas, elle entra dans la pharmacie, posa une question, reçut la même réponse, se précipita dehors et, sans se soucier ni du fiacre ni du cocher, courut vers la maison de son fiancé. Il n’était pas chez lui.
Il ne lui restait plus qu’à rentrer.
*
Le lendemain matin, Karin reçut une lettre et son anneau de fiançailles. La lettre n’était pas amère, au contraire ; Libotz prenait sur lui la faute, déplorait d’avoir compromis sa réputation, expliquait qu’il n’était pas l’homme qu’il lui fallait : son caractère morose, son travail difficile qui le mettait en contact avec la misère humaine en avaient fait un misanthrope ; malheureux lui-même, il était incapable de répandre la joie et la lumière sur l’existence d’un autre être. Etc.
Karin pleura, puis se rendit compte qu’il valait mieux qu’il en fût ainsi et elle reprit son travail chez Askanius où Libotz n’allait plus.
Même le procureur se tint quelque temps à l’écart, car, Libotz ayant lâché prise, sa conquête perdait tout attrait à ses yeux. Il avait simplement voulu, une fois de plus, sentir qu’il était irrésistible et jouir de la souffrance d’autrui, l’espace d’un court après-midi dominical.
Libotz resta chez lui pendant huit jours ; il faisait venir sa nourriture, il avait pâli, mais au travail il se montrait aussi calme et patient que d’habitude.
Aux yeux des habitants de la ville, sa situation n’avait guère changé. Détesté par ceux qu’il était obligé de poursuivre pour dettes, soupçonné, méprisé, il portait son fardeau, jour après jour, accomplissant ses devoirs avec une méticulosité presque tatillonne.
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