Lorsqu’un théâtre, un cirque ou un orchestre en tournée s’installaient dans la ville, il allait aux spectacles qu’ils donnaient, même si cela ne l’amusait guère.

— Il faut qu’on y aille, nous qui en avons les moyens, sinon personne n’ira et le théâtre restera vide. Ce serait une honte pour la ville, et puis le cirque est l’unique joie des enfants ; on doit aussi penser aux autres.

Il prêtait de l’argent, sans intérêts, des petites sommes à des petites gens, se portait parfois garant pour un prêt, qu’il était obligé de rembourser, mais il n’obtint, comme récompense, qu’une fâcheuse réputation d’usurier. Son devoir le plus pénible consistait à rendre visite à son père à la maison de retraite. Bien qu’il payât une pension de deuxième classe et qu’à chaque fois il apportât du tabac à priser, du porto et autres gâteries, on l’accueillait toujours avec des plaintes.

Le vieux était détesté par les pensionnaires, dont plusieurs avaient été les clients qui, jadis, des années durant, avaient dû acheter ses marchandises périmées. Il préférait donc se tenir à l’écart, n’osait pas se promener dans la cour et souffrait d’une paranoïa qui s’expliquait pourtant par la haine tenace dont il était l’objet. Il croyait que les mets étaient tronqués, la boisson empoisonnée, les draps imprégnés d’un liquide malodorant pour l’obliger à se lever au milieu de la nuit et à rester assis sur une chaise. Pour améliorer sa vie quotidienne, Libotz trouva le moyen d’amadouer les voisins de chambre de son père en leur offrant des petits cadeaux, mais cela suscita la jalousie paternelle, et ses efforts dans cette direction furent anéantis.

Un dimanche après l’office, vers midi, Libotz remontait la rue longue et triste qui menait à la clinique. À droite s’élevait une chapelle face à une roche qu’on n’avait pas eu le temps de faire sauter et qui semblait un boyau sorti des entrailles de la terre. Plus loin s’étendait le cimetière des cholériques auquel on ne touchait pas par crainte de relancer la contagion. Des enfants y jouaient à cache-cache parmi les buissons redevenus sauvages ou grimpaient dans les arbres aux formes bizarres, au feuillage sombre et épais, couvert de taches pestilentielles. Une unique croix, noire, complètement penchée, se maintenait là, et une femme âgée venait parfois s’y agenouiller et prier en silence, au milieu de l’agitation des enfants. La croix leur servait de cible et ils la faisaient régulièrement tomber avec leurs cailloux, mais Libotz la redressait à chaque fois et la fixait avec des pierres. Elle portait une inscription, mais ce n’était pas le nom de la vieille femme ; Libotz en conclut qu’elle se recueillait sur la tombe de l’homme qu’elle avait aimé et qui se putréfiait maintenant dans la terre ; il se demandait souvent pourquoi ceux qui sont faits l’un pour l’autre ne s’unissent jamais. Tjärne, cyniquement, lui avait répondu un jour : « Il n’existe pas de couples assortis (entre parenthèses : hormis ceux qui ne s’unissent jamais). »

À proximité de ce lieu sinistre se trouvait la maison de retraite, qui avait servi d’entrepôt, puis d’hôpital pour les cholériques, avant d’être transformée en abri du malheur. Libotz s’y présenta avec son sac noir, qui fut contrôlé par le concierge, puis pénétra dans la pièce aux dimensions moyennes que son père partageait avec deux pensionnaires.

Vêtu d’une robe de chambre, le vieux était assis à la fenêtre et tournait le dos à ses compagnons de malheur pour éviter leurs regards. Le fils entra ; sans lui souhaiter le bonjour ni le remercier, le père s’empara du sac, se retira derrière un paravent où, sans un mot, il se mit à manger et à boire. Il le faisait bruyamment, pour embêter les deux autres. Il s’efforçait tout particulièrement de faire entendre qu’il prisait.

— S’ils avaient, eux aussi, de quoi priser, expliquait-il, j’aurais moins de plaisir à le faire. Ne leur en donne pas, Édouard, tu m’entends !

Il réapparut pour fouiller les poches de son fils où quelque petite surprise l’attendait toujours. Édouard lui avait ménagé ce jour-là le plus convoité et le plus agréable des présents : deux jeux de cartes, flambant neufs. Lui-même détestait les cartes et considérait les deux couronnes dépensées pour leur achat comme l’argent du péché, mais ça ne donnait que plus de prix à son œuvre de charité.

Le vieillard déchira l’emballage avec volupté, c’était comme peler une pêche ; ses doigts de vieux joueur caressèrent la surface talquée, quand l’as de cœur surgit dans l’ouverture ronde du paquet.

Il voulut aussitôt commencer le jeu, mais son fils s’y refusa :

— Nous sommes dimanche aujourd’hui, ça ne va pas. Du reste, je ne sais pas jouer.

— Je vais t’apprendre.

— Non, père, tu joueras avec tes camarades, demain.

— Avec ceux-là ? Jamais de la vie !

— Mais tu ne peux pas jouer seul.

C’était en effet un vrai dilemme : il s’agissait de l’unique activité qu’il ne pouvait pratiquer seul, et pour laquelle il devait absolument trouver un partenaire.

— Assieds-toi ici, ordonna-t-il, et ne sois pas ingrat à l’égard de ton vieux père. Ne suis-je pas assez malheureux ?

Le fils le pensait également, et comme il était incapable de causer du chagrin à qui que ce soit, un instant plus tard il battait les cartes.

Ils jouaient au piquet, le seul jeu qu’il connût. Il éprouvait pourtant un sentiment de faute, et craignait sans cesse de voir entrer le surveillant, aussi finit-il par jeter ses cartes sur la table. Mais si forte était l’autorité paternelle qu’un ordre énergique du vieillard suffit pour qu’il les reprît.

— Tu n’as pas fait la renonce, père.

Sa remarque tenait plus du constat que de l’objection.

— Tu m’accuses de tricher ?

— Pas du tout, je voulais simplement attirer ton attention sur le fait que…

La querelle éclata, inévitable, alimentée par le vieillard, qui, à lui seul, lançait les invectives et y répondait.

Un des occupants de la chambre se glissa dehors, et un instant plus tard un surveillant surgissait sur le seuil :

— Vous jouez aux cartes un dimanche ? N’avez-vous pas honte !

Édouard Libotz demeura muet, honteux, pris en flagrant délit ; il ne pouvait se décharger sur son père.

Quand le surveillant fut parti, l’avocat se leva pour prendre congé.

— Comment, déjà ? s’écria le vieux.

C’était le reproche rituel : « déjà ! », même s’il était resté des heures. Et le fils savait qu’il ne manquait pas à son père, mais que celui-ci éprouvait du plaisir à le tourmenter.

Édouard s’arma de courage et osa une remarque timide :

— Si tu ne respectes pas les règles, père, je ne reviendrai plus.

— Ça ne m’étonnerait pas de toi, qui voulais jeter ton frère à la rue et qui a été la cause de la ruine de ton père.

Que pouvait-il répondre à cela ? Il frémit à ce témoignage de méchanceté congénitale, d’ignominie et de bassesse et quitta la pièce, anéanti. Il emprunta le couloir où, comme des flèches, des injures fusèrent de tous côtés contre le joueur de cartes, le séducteur et l’usurier.

La première accusation était la plus grave, car il y avait une part de vrai ; les paroles réconfortantes qu’il avait entendues le matin à l’église lui revinrent : « Dans le monde, vous connaîtrez la tribulation ; mais ayez confiance : moi, j’ai vaincu le monde. » Des voix douces lui avaient parlé de consolation et d’espoir, il avait cru qu’il s’agissait d’épreuves à traverser et non de châtiment, et que si son destin pouvait se comparer à celui de Job, il était lui-même relativement innocent. Pourtant, lorsqu’une heure plus tard il avait voulu célébrer le jour du Seigneur en faisant œuvre de charité, il se retrouvait impliqué dans une banale querelle à propos du jeu de cartes… On le prenait pour un hypocrite, alors qu’il ne l’était pas. Cette fausse apparence qui lui collait toujours à la peau, ces situations ambiguës dans lesquelles il se retrouvait malgré lui le faisaient souffrir par-dessus tout. Ses intentions étaient bonnes, justes, et mauvaises ses actions, parfois, du moins…

En passant devant l’église, il vit qu’elle était ouverte et vide, et il entra.