Cet édifice si beau, si haut, habité par le silence, apparaissait si différent des autres lieux. Il avança dans la nef spacieuse, gêné par le bruit de ses pas. Il s’arrêta près d’un banc, prit un psautier oublié et l’ouvrit au seizième chapitre du Livre de Job.

« Mon visage est tout rouge de larmes, et l’ombre de la mort s’étend sur mes paupières, quoiqu’il n’y ait pas d’iniquités dans mes mains, et que ma prière soit pure. Ô terre, ne couvre point mon sang, et que mes cris s’élèvent librement ! À cette heure même, voici que j’ai mon témoin dans le ciel, mon défenseur dans les hauts lieux. Mes amis se moquent de moi, c’est vers Dieu que pleurent mes yeux. Qu’il juge lui-même entre Dieu et l’homme, entre le fils de l’homme et son semblable ! Car les années qui me sont comptées s’écoulent, et j’entre dans un sentier d’où je ne reviendrai pas. »

C’était là son ultime espoir, à lui aussi, pouvoir mourir un jour, car il n’avait plus rien à attendre ici-bas, et il n’avait plus qu’à se tenir prêt, et à boire les humiliations comme on boit l’eau.

Il n’avait jamais douté de la religion ni mis en cause ses fondements, qui étaient pour lui des axiomes ; la seule chose qui l’inquiétait, c’était sa propre incapacité à comprendre la bonté de Dieu, dans la mesure où la vie était si cyniquement méchante et qu’on se trouvait fatalement poussé à faire le mal, contre son gré. Lorsqu’il voyait un homme pieux se révéler un beau jour être un grand criminel, il déplorait que le Seigneur n’assiste pas ses fidèles au moment de la tentation, qu’il les laisse se débrouiller, mettant ainsi en péril Ses partisans en même temps que la foi qu’ils professent. Lui-même n’avait jamais réussi à vivre à la hauteur de sa croyance et de sa bonne volonté, aussi n’osait-il pas afficher sa dévotion, préférant la garder secrète. Mais se rendre à la maison de prière tous les deux jours constituait à ses yeux un véritable abus. Tu travailleras durant six jours, et le septième, tu rendras grâce au Seigneur, telle était sa règle, et il y tenait, sans chercher à l’imposer aux autres.

Sa méditation achevée, il rentra chez lui et s’enferma. Il consacrait les dimanches après-midi à la réflexion et, ce jour-là, recevait les gens pour des motifs personnels. On venait chez lui pour le consulter en particulier, pour se décharger de ses soucis, pour lui confier son chagrin, son amertume et sa haine. Il était devenu une sorte de médecin dispensant des consultations gratuites.

Son cabinet n’était pas beau, car il était impossible de le maintenir propre : les gens allaient et venaient tous les jours de la semaine, et Libotz refusait qu’on fasse le ménage le dimanche. Les malheurs évoqués et enfermés dans cette pièce avaient fini par prendre corps, ce qui rendait l’atmosphère étouffante, et la buée que les haleines laissaient sur les vitres s’était transformée en une pellicule sale et opaque qui obturait la vue.

Il s’assit devant le grand pupitre et prit le brouillard tenu par son clerc. Depuis ses débuts chez l’avocat, le jeune homme avait changé ; lorsque le travail avait augmenté, son zèle, lui aussi, avait grandi en proportion : il restait au cabinet après la fermeture, et en particulier pendant la pause du déjeuner. Ce garçon, jadis si ouvert, s’était renfermé, était devenu méfiant, hautain, et même hostile, quoique toujours correct. Après une période d’application, il commença à demander des congés, il effectuait de brefs voyages à droite et à gauche, et semblait mijoter quelque chose. Délégué à la session du tribunal rural pour assister à une audience, il s’absentait plus longtemps que prévu, et des procès dont l’issue favorable ne faisait aucun doute étaient souvent perdus.

Depuis quelque temps, Libotz nourrissait des soupçons à son égard, mais il avait honte de l’espionner et n’osait pas entreprendre une enquête en règle, car la législation en la matière protégeait si bien le malfaiteur que la victime disposait de peu de moyens pour le confondre et risquait de se retrouver elle-même sous le coup de la loi.

Il étudia le brouillard qu’il trouva fort embrouillé : dettes, créances non recouvrées, recettes, tout y était consigné dans le plus grand désordre ; les frais de voyage, sans justificatifs, paraissaient trop élevés. Quelque chose n’allait pas.

Il passa ensuite aux comptes rendus des procès perdus, et s’aperçut que la partie adverse utilisait souvent des arguments qu’il avait lui-même mis au point, que les témoignages favorables à ses clients se transformaient en témoignages à charge à force de concessions, récusations et sophismes. Sjögren, son clerc, menait-il secrètement une pratique juridique parallèle, dévoilait-il la stratégie de son patron, en se faisant certainement rémunérer ?

La découverte était navrante, pourtant Libotz en ressentit plus de tristesse que de colère ; le jeune homme avait été à ses côtés pendant la période difficile, et il avait alors fait preuve de patience et de sang-froid, s’était toujours montré confiant et de bonne humeur, jamais à court de paroles d’encouragement.

Il ne voulait pas le désavouer publiquement – c’eût été le perdre –, mais aboutir à une certitude personnelle, avant de le licencier. Il téléphona donc au procureur et lui demanda de le rencontrer seul à seul. Tjärne promit de venir sur-le-champ ; il n’aimait pas Libotz, cependant il pressentait une éventuelle mise sous séquestre, et il espérait glaner quelques informations qu’il pourrait utiliser par la suite.

Il arriva en vélo, entra en coup de vent et s’installa à cheval sur une chaise.

Libotz, toujours prudent, entama un préambule qui laissa Tjärne complètement indifférent, mais à mesure qu’il se rapprochait du véritable sujet, l’attention du procureur se réveillait.

— Ne prends pas cela pour une dénonciation, s’interrompit Libotz, je ne souhaite qu’une chose : avoir la conscience en paix si je le congédie.

Il exposa alors l’affaire dans sa totalité. Quand il s’aperçut que Tjärne prenait des notes, il l’avertit de nouveau :

— Tu ne dois pas t’en servir pour entamer une poursuite.

— Non, c’est juste un aide-mémoire, pour le cas où une enquête serait nécessaire.

— Je te fais confiance. Dis-moi : as-tu remarqué si Sjögren vit au-dessus de ses moyens ?

Devant une question aussi directe, le visage de Tjärne se referma telle une bourse pleine de confidences.

— Je n’en sais rien, s’empressa-t-il de répondre, mais je crois qu’il fréquente le Restaurant de la ville. On y joue aux cartes, et que peut-on attendre d’un homme qui s’adonne à ces jeux ?

Ce fut au tour de Libotz de changer de visage. Il essaya de lire dans le regard méchant de Tjärne s’il faisait allusion à la partie de cartes anodine qu’il avait disputée à la clinique en début d’après-midi, mais il ne réussit à déceler aucune animosité particulière dans ces yeux perçants, même si on devinait, tout au fond, une haine contenue qui se cherchait un objet. Il comprit qu’il s’agissait là d’un coup diabolique du hasard, que par quelque transfert mystérieux ses propres pensées avaient provoqué ces associations d’idées chez son interlocuteur. Cependant, l’allusion au Restaurant de la ville lui rappela vaguement des bruits qui couraient sur une rivalité entre Sjögren et Tjärne auprès d’une serveuse.

— J’espère que tu n’as pas une dent contre Sjögren ?

La question, posée avec les meilleures intentions, était imprudente.

— Une dent, moi ? Qu’ai-je à voir avec ce type ? protesta Tjärne énergiquement pour soutirer à l’avocat ses arrière-pensées.

Libotz n’eut plus de doutes : il avait effleuré une blessure ; Sjögren avait dû l’emporter sur son rival, et « l’irrésistible » ne lui pardonnerait jamais cette défaite. Il sut que le greffier était perdu et tenta de prendre sa défense. La haine de Tjärne s’enflamma d’autant plus : il refusa d’accorder la moindre satisfaction au petit homme vaincu en avouant qu’un don Juan tel que lui pouvait être désarçonné par un clerc insignifiant et perdre une joute amoureuse.

Plus Libotz se mettait en frais, plus il attribuait de qualités au coupable, et plus la haine que Tjärne ressentait pour les deux hommes s’aiguisait.