Telle avait été son éducation.
Un jour, il se rendit compte de la misère dans laquelle il vivait ; il se munit d’une corde, monta au grenier et se pendit. On remarqua son absence ; il fut retrouvé et ramené à la vie, puis fouetté pendant huit jours. Dès lors, on ne l’obligea plus à aider au magasin, il put étudier et passa son baccalauréat. Cela amena une légère amélioration : son père décida d’en faire un homme de loi. Les gens malhonnêtes sont attirés par la justice ; ils apprécient les lois dans la mesure où elles leur permettent de se mettre à l’abri des poursuites. Selon le paradoxe formulé par quelqu’un, ceux qui choisissent la carrière judiciaire éprouvent de la sympathie pour le fauteuil du juge à cause de la crainte que leur inspire le banc des accusés.
Édouard Libotz devint un homme de loi ; il essaya ses forces dans des tribunaux et des cours d’appel, mais ne fit jamais partie du sérail. Par nécessité, il se fit avocat ; il loua un deux-pièces pour un prix modique, commanda une plaque, acheta le matériel et commença une carrière dans la petite ville oubliée.
Il ne s’était pas encore débarrassé de tous les principes paternels en matière d’affaires, aussi se permit-il quelques petites incorrections, des bagatelles, certes, mais qui ne conviennent guère à celui qui se veut défenseur de la loi. Sur sa plaque « Avoué surnuméraire à la cour d’appel », il avait fait graver le mot « surnuméraire » en si petits caractères qu’on ne le voyait presque pas. En outre, s’il avait été « avoué », il ne l’était plus, et il aurait dû faire précéder cette appellation par la mention : « ex- ». La première pièce de son appartement, situé au rez-de-chaussée, servait d’étude. Un jeune homme de dix-neuf ans, engagé comme clerc après avoir été employé à la préfecture, y prit ses quartiers.
Le premier jour s’écoula ; les passants s’arrêtaient, lisaient l’inscription sur la plaque – et, immanquablement, Libotz croyait que c’était un client.
— Écrivez ! ordonnait-il au jeune homme.
— Que faut-il que j’écrive ?
— Faites semblant d’écrire, sinon ils croiront que nous n’avons rien à faire.
Le garçon souriait et écrivait. C’était là un truc innocent, mais il fut suivi d’autres « leçons » dont les conséquences allaient plus tard retomber sur le maître.
Il n’y eut aucun client durant toute la semaine ; Libotz était obligé de jouer à l’homme riche devant son employé, alors qu’il n’avait pas un sou. Mais il pouvait encore se payer un repas, et il déjeunait chez Askanius qui le traitait avec une ostensible froideur.
Une seconde semaine passa, sans une visite. Libotz s’inquiéta. Il rôdait autour de son cabinet en se demandant quelle pouvait être la cause de cette absence de clients, jusqu’à ce qu’il crût l’avoir trouvée. La plaque brillait à vous brûler les yeux, et on ne parvenait à la lire que d’un certain point du trottoir. Il en fit ternir l’éclat, mais malgré cela personne ne vint ; pas plus de monde la troisième semaine.
Il dut se passer du repas du soir, il maigrit, son visage jaunit. Lorsqu’il fermait l’étude et que son clerc le suivait du regard, il se dirigeait vers le Restaurant de la ville, pénétrait dans le vestibule, laissait s’écouler quelques minutes, puis ressortait et partait en promenade. Il ne lui restait plus que cinq couronnes.
Ce soir-là, un célèbre comédien venu de Stockholm, N., jouait dans L’Avocat Knifving{2}. Cet artiste si réputé ne s’était jamais produit auparavant hors de la capitale et était complètement inconnu dans la petite ville. Lorsque Libotz, désespéré, se rendit au théâtre pour oublier ses soucis, il trouva une salle presque déserte. Assis parmi les fauteuils vacants, il assistait au dépit du grand artiste devant cette salle vide et se disait que la grandeur et la gloire étaient choses bien éphémères.
Or, Askanius était assis au premier rang, fixant la scène d’un œil, observant Libotz de l’autre, et quand la misère de l’existence de l’avocat fut exposée sans fard, il se tourna vers Libotz et ricana. Vint la scène où Knifving, qui attend un client, ordonne à ses clercs de faire semblant d’écrire – Askanius éclata d’un rire bruyant. Libotz, qui croyait avoir inventé ce petit stratagème, grillait sur sa chaise ; chaque épisode lui donnait l’impression qu’on le déshabillait jusqu’à ce qu’il fût nu.
Après la représentation, il sortit de la ville, marcha, marcha, et se retrouva au sommet de la colline où il allait parfois méditer.
Le lendemain, assis derrière son comptoir, l’hôtelier aperçut Libotz qui remontait la rue dans son miroir réflecteur. Sa connaissance des hommes lui permit immédiatement de remarquer que la démarche ferme en apparence dissimulait l’incertitude ; quand l’avocat s’arrêta devant sa porte, fit demi-tour et se mit à arpenter la rue, il n’eut plus de doutes : on allait lui demander un crédit. Il avait déjà préparé un poli « non, pas aux inconnus », mais la vision du malheureux debout sous un lampadaire, scrutant tantôt le sol, comme s’il y cherchait une tombe, tantôt le ciel, comme pour implorer de l’aide, brisa sa résistance. Askanius changea d’avis, souhaitant seulement que l’infortuné devinât qu’il serait le bienvenu.
En effet, ses regards amicaux semblaient avoir traversé la vitre : Libotz se redressa, franchit le seuil, se dirigea droit vers le comptoir, et, désignant d’un geste l’ardoise, demanda, en accompagnant la question de son rire si infiniment triste : « Monsieur l’hôtelier me permet-il… »
— Je vous en prie, autant que vous le souhaitez, monsieur l’avoué.
Libotz crut devoir ajouter quelques mots pour justifier une requête aussi pénible :
— Voyez-vous, j’ai eu tant de frais d’installation…
— Eh oui, les débuts sont toujours difficiles, mais, le courage aidant, ça ira ! Alors, du courage !
Ensuite, la première entreprise de l’avocat fut de refaire une nouvelle plaque sur laquelle il retira l’innocent « à la cour d’appel ». Comme par hasard, Askanius passait par là à l’instant même où on la fixait. La fenêtre était ouverte ; on voyait Libotz à l’intérieur. L’hôtelier se contenta de le saluer d’un signe de tête approbateur et amical, en lorgnant l’inscription d’un regard qui disait : « Voilà qui est bien fait, juste ce qu’il fallait. »
Pourtant, les clients ne venaient toujours pas.
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