Un jour, enfin, une vieille femme vêtue d’une jupe de la teinte des cendres et enveloppée dans un châle couleur de feuilles mortes entra dans l’étude. Libotz l’avait vue arriver, mais il n’avait rien dit au greffier – la leçon de l’avocat Knifving avait porté ses premiers fruits.
Il invita la vieille à s’asseoir et à exposer son affaire.
— C’est-à-dire… commença-t-elle, puis elle s’arrêta, troublée. J’ai besoin d’aide, mais je n’ai pas d’argent pour honorer…
Cela sonna comme une raillerie ; Libotz faillit lui dire de s’en aller, mais quelque chose le retint, la crainte plus que la compassion qu’il lui semblait mériter lui-même.
— En quoi puis-je vous être utile ? questionna-t-il de sa voix la plus douce.
Il s’agissait d’une procuration au bénéfice d’un fils parti en Amérique. Il l’établit.
— Grand merci et que Dieu vous bénisse pour m’avoir aidée, fit la vieille, les larmes aux yeux, au moment de partir.
— Il n’y a pas de quoi, et bonne chance !
Quand à l’heure du déjeuner Libotz arriva au restaurant, il remarqua qu’Askanius l’observait d’une façon inhabituelle ; à la fin du repas, l’hôtelier le rejoignit et l’invita à prendre un café dans le jardin. C’était là un honneur rare, et il accepta immédiatement.
Un instant plus tard, ils étaient assis dans un kiosque devant le café et les liqueurs. Après quelques considérations d’ordre général, Askanius amena la conversation sur les difficultés de la vie et finit par proposer à Libotz un prêt considérable, sans intérêts ni garantie.
— C’est vrai, je n’aime pas les avocats, puisque nous avons les juges et les tribunaux, mais quand un homme essaie de se faire une situation par des moyens honnêtes, je veux bien l’aider.
Le malheureux avocat ne comprenait pas ce qui lui valait cette faveur ; lorsque, en termes émus, il remercia Askanius, il reçut mot pour mot la réponse qu’il avait faite à la vieille femme : « Il n’y a pas de quoi, et bonne chance ! » Libotz se demanda si Askanius ne la lui avait pas envoyée pour le mettre à l’épreuve, mais cela lui parut trop invraisemblable, et le mystère ne fut jamais éclairci.
Ce jour-là, la roue de la fortune avait tourné : les clients vinrent, d’abord un par un, puis en foule. Libotz était effrayé par tant de chance, sachant que les règles du jeu étaient draconiennes et que le succès s’achetait au prix de sacrifices. Aussi ne se chargeait-il pas de n’importe quelle affaire, ne défendait pas ceux qui à l’évidence n’étaient pas dans leur droit, et lorsqu’un client le pressait de gagner le procès, il répondait sèchement qu’il ne s’agissait pas d’un jeu de hasard, qu’il n’était pas là pour acheter le juge, mais pour veiller à ce que tout se fasse en conformité avec la loi. Le jour où on lui proposa une prime s’il gagnait un litige, il s’en déchargea en précisant qu’il ne se vendait pas et qu’il n’exerçait aucune influence sur le juge.
Cette probité inhabituelle produisit une impression favorable sur les magistrats aussi bien au tribunal de première instance que pendant les sessions du tribunal rural, d’autant que Libotz avait bien préparé son dossier, interrogé les témoins et mené sa propre enquête, ce qui facilita grandement la tâche du juge. Lorsqu’il refusait une affaire, les magistrats savaient aussitôt qu’il y avait là anguille sous roche. Malgré le respect qu’il inspirait, il demeura solitaire : nul ne cherchait à se lier avec lui à cause de l’inexplicable antipathie qu’il inspirait. Il semblait marqué par le destin ; on n’osait le toucher, de peur de franchir le cercle magique qui l’enfermait et de mêler au sien son propre destin. Mais il faisait partie de ces êtres rares qui connaissent très tôt le sens caché de leur existence et suivent leur voie. Il ne comparait jamais sa situation à celle des autres. « Lui, c’est autre chose », répliquait-il quand on attirait son attention sur les succès immérités d’un voisin. « Moi, ça me convient ! » C’était sa façon d’éviter l’amertume et la jalousie. Afin de mieux régler sa conduite, il s’observait, analysant même ces expériences, y compris celles qui paraissent insondables, ces « hasards » qu’en général on préfère ignorer, par paresse ou bêtise. Quand il avait percé la logique des événements et ce qui les reliait, le « hasard » n’existait plus. L’ordre et la quiétude s’installèrent, accompagnés d’une résignation sereine, un peu triste, et d’une certaine intransigeance à l’égard des hommes, conséquence inévitable de son intransigeance vis-à-vis de lui-même.
Dans les premiers temps, il eut du mal à accepter certains verdicts qui lui semblaient injustes ; pourtant, en songeant à sa jeunesse et à ses souffrances imméritées, il disait à son client lésé : « C’est vrai, nous ne pouvons pas expliquer cela, mais il doit certainement y avoir un sens caché. » Aux audiences, il se rendait souvent compte qu’il suffisait d’écouter la partie adverse pour que « l’innocent martyr » perdît son auréole. On l’avait giflé ? Oui, bien sûr, mais pourquoi l’avait-on giflé, voilà ce qu’il était important de savoir. Lorsque la cour d’appel rendait un arrêt opposé à celui de la première instance, c’était déplaisant, certes, mais un examen minutieux du dossier démontrait souvent que loin d’être claire, l’affaire pouvait s’analyser sous différents éclairages : selon la lettre de la loi, ou du point de vue strictement humain. D’ailleurs, des individus qui méprisaient la loi et la justice ne tonnaient-ils pas contre les abus de la loi et contre l’injustice dès lors qu’il s’agissait de leurs intérêts ? Et, dans tout litige, les deux parties étaient convaincues de défendre la bonne cause. « Contentons-nous des à-peu-près, ici comme dans le reste de l’existence où l’on navigue toujours à vue », disait-il.
Pour subsister, il avait accepté de s’occuper de recouvrement de dettes, et les poursuites qui en découlaient le mettaient dans des situations pénibles. On le traitait d’assassin, et bien qu’il essayât d’être le moins brutal possible, il s’attira cette haine sourde qui naît d’activités telles que le recouvrement de créances.
*
Le temps passa, Libotz acquitta ses dettes et eut de l’argent en banque. Bien qu’il en eût les moyens, il n’allait pas au Restaurant de la ville fréquenté par des fonctionnaires, des propriétaires terriens et des officiers, mais demeurait fidèle à Askanius. Il n’avait jamais été question d’une véritable intimité entre lui et l’hôtelier – c’eût été impensable –, mais d’une secrète connivence, fondée sur un respect réciproque. Askanius n’éprouvait pas de sympathie pour son client, mais il lui était agréable de recevoir les témoignages de sa gratitude. Quelquefois, il se montrait plus distant : il avait entendu dire du mal de Libotz, et les détracteurs – tous les débiteurs que Libotz avait poursuivis – étaient nombreux. Pourtant, lorsqu’il était lui-même obligé de recourir aux services de l’avocat pour recouvrer une créance, son visage s’éclairait, sans toutefois se départir de cette nuance de léger mépris qu’on réserve à celui qui se charge d’une besogne qu’on se refuse soi-même à faire.
Vers neuf heures, un soir, Libotz, qui revenait chez lui après avoir pris son modeste repas, vit de la lumière à ses fenêtres. Sa porte était ouverte ; il entra et tomba sur un spectacle qui le fit frissonner jusqu’aux moelles.
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