Dans la pièce envahie par la fumée du tabac, près du grand pupitre, son père était assis devant une bouteille de cognac et ses livres de comptes.

— Tu t’amènes enfin ! Je t’ai cherché dans toute la ville, le salua brutalement le vieillard.

C’était l’épicier, l’homme qui avait passé sa vie à tromper les paysans, à vendre des denrées périmées, à utiliser des fausses pièces et à fausser les poids. Cela lui avait réussi jusqu’à l’année précédente. À cette époque, il avait acheté une cargaison de café avarié dont il avait saturé les villes et villages dans un rayon de plusieurs lieues. Le café qui a pris l’eau de mer sent la sueur et a le goût du mauvais vinaigre. On le lui fit remarquer ; il refusa de reprendre la marchandise en jurant qu’il s’agissait d’un Java de première qualité. La haine, accumulée durant tant d’années, monta – et ce fut l’explosion. L’unique plaisir des gens pauvres – et plus particulièrement des abstinents – était devenu un supplice ; les buveurs de café arrivaient en foule, les injures fusaient, les crachats s’écrasaient sur le comptoir. Sans vergogne et imperméable à toute notion de justice, l’épicier résista d’abord grâce à sa capacité de repartie, puis commença à perdre du terrain. Il maigrit, jaunit et se découvrit une maladie du foie. Il avait contracté leur fièvre bilieuse, même si, bien entendu, il refusait de le reconnaître. Pendant un an, il avait supporté les imprécations et le mépris, puis, à la fin de l’année, ce fut le coup de grâce : un concurrent avait ouvert un commerce vendant des produits de bonne qualité. D’un seul coup, Libotz était anéanti.

Jadis un géant, l’homme, à présent, ressemblait à une petite ombre jaunâtre ; non seulement il avait maigri, mais il semblait avoir raccourci d’un demi-pied. Bilieux, foncièrement ignoble, ingrat, mais revendiquant toujours la reconnaissance chez les autres, malhonnête, mais toujours prêt à accuser son prochain de manque d’honnêteté, il était là pour exiger l’aide et la gratitude de ce fils dont il avait failli causer le suicide, par ses mauvais traitements.

— Que veux-tu que je fasse pour toi, père ? demanda le fils de sa voix la plus douce.

— Que tu me sauves de la faillite.

— En es-tu déjà là ?

— La concurrence nous tue tous, vois-tu.

Le fils sourit et osa une remarque :

— Toi aussi, père, tu es un concurrent, pour les autres.

— Non, moi je suis un commerçant ! Mais arrive un concurrent, un charlatan qui fait croire aux paysans qu’il vend des marchandises de qualité supérieure. C’était vrai pendant les trente premiers jours, ensuite il y est allé à coups de camelote. Tu comprends, des produits de bonne qualité, ça n’existe plus ! Depuis que tous les hommes veulent consommer du café, du sucre, du tabac, etc., alors que la production est évidemment insuffisante pour satisfaire tout le monde, on est bien obligé de recourir aux succédanés. Les grossistes s’en chargent, et je ne fais que vendre leurs mélanges. Même l’homme riche boit aujourd’hui un café médiocre, et s’il essaie de remédier à la situation en l’achetant en grains, on fabriquera des grains artificiels. Je ne suis pas social-démocrate, mais je trouve néanmoins qu’il y a quelque chose de très beau dans l’idée de « la même chose pour tous », ça a quelque chose de démocratique.

Le fils, qui n’avait pas bien suivi ce cours d’économie politique, demanda la permission de consulter la comptabilité ; ce qui lui fut accordé.

Une heure lui suffit pour être convaincu que la situation était désespérée et même dangereuse.

— Ça se présente mal : le livre de caisse n’a pas été bien tenu, et tu as laissé la situation aller à vau-l’eau. Depuis huit mois, il est clair que tu es insolvable…

— Hé, ho, tu veux dire qu’on aurait dû me fiche en tôle ! Tous les commerçants insolvables devraient être retirés de la circulation – mais qui peut savoir à quel moment il n’y a plus d’espoir ? On a vu combien la fortune est changeante. Toi, par exemple, si tu n’avais pas réussi, les dettes que tu avais contractées avec l’espoir de la réussite t’auraient mené à la potence.

— Oui, cher père, mais il s’agit là d’une comptabilité mal tenue ; tu as omis d’inscrire les intérêts et certaines sommes en liquide.

— Tu m’accuses d’avoir falsifié ma comptabilité ? rugit le vieux.

— J’ai dit « mal tenue », excuse-moi, mais le tribunal, lui, dira « falsifiée ».

— Oui, les tribunaux, on les connaît, c’est pour ça que je suis venu, pour que tu m’aides.

Le fils hésita, mais sa conscience triompha :

— Je ne peux pas.

— Mais tu es un avocat !

— Je ne veux pas tricher !

Ce fut le début d’un très long débat qui dura jusqu’à minuit ; alors le fils proposa gentiment au père de lui trouver une chambre à l’hôtel.

— Tu veux me mettre à la porte ? hurla le père qui avait vidé la bouteille de cognac.

— Non, père, mais je n’ai pas de lit pour toi, et demain matin tu risques d’être réveillé par mes clients.

Le dernier argument fit son effet et ils sortirent ensemble. Les rues étaient presque désertes, mais le vieil éméché avait besoin de se quereller ; lorsqu’ils passèrent par la Grand-place il aperçut un policier et lui lança une injure, ce qui lui valut d’être arrêté sur-le-champ et conduit au commissariat.

L’avocat avait d’abord songé à fuir : son existence dépendait de l’irréprochabilité de sa réputation, mais la piété filiale fut plus forte et il accompagna le délinquant à la police. Il ne pouvait certes pas témoigner contre son père, mais il ne pouvait pas plus faire un faux témoignage contre l’agent. Des palabres en résultèrent qui se terminèrent par la mise aux arrêts du vieux qui avait essayé d’en venir aux mains.

Le fils ne réussit qu’à obtenir la promesse que l’affaire ne filtrerait pas dans la presse.

Il sortit de la ville faire sa promenade nocturne et gagna la colline où il avait coutume de s’entretenir avec son Dieu. C’était un curieux spectacle que de voir ce citadin en haut-de-forme debout au sommet d’une montagne déserte. Il se découvrit et murmura des paroles tantôt révoltées et plaintives, tantôt pleines de soumission. Puis il remit son chapeau, enfonça ses mains dans ses poches et se mit à faire les cent pas, comme s’il était dans sa chambre ; il s’arrêta, se remit à marcher, et descendit enfin la colline, après avoir soulevé son haut-de-forme et s’être incliné devant l’invisible.

Sur le chemin du retour, surpris par une averse, il accueillit les trombes d’eau comme un don bienfaisant, un rafraîchissement. Il laissa l’eau ruisseler sur son visage, il l’éprouvait comme une ablution longtemps désirée.

 

*

 

Le lendemain matin, le journal local publiait une notice sur l’incident de la veille : Libotz, père et fils, éméchés, bagarre avec le policier, etc. Le fils ne pouvait se disculper en disant que seul son père était ivre, c’eût été l’accuser. Force lui fut de se taire et d’encaisser.

— L’un doit souffrir pour l’autre, soupira-t-il, certains plus, d’autres moins.

Une visite au commissariat lui apprit que son père avait été relâché après avoir été condamné à une amende, et qu’on ne l’avait pas revu depuis.

L’heure du déjeuner arriva après une matinée tranquille ; l’avocat emprunta des ruelles secondaires pour se rendre chez Askanius, afin d’éviter la curiosité que suscite celui qui a été appréhendé par la police. À son entrée dans la salle, il fut accueilli par le dos de l’hôtelier et les regards des clients.