La certitude qu’il avait de son innocence ne lui fut d’aucun secours ; sous la pression ambiante, la culpabilité se mit à gonfler, tel l’acide carbonique introduit dans une bouteille ; il perdit contenance, se confondit comme le criminel devant le juge. Pour reprendre de l’assurance il s’avança vers Askanius, essaya de le désarmer avec un sourire, mais il rencontra un visage hermétiquement fermé qui se voulait méconnaissable.

— Vous dites, monsieur ? demanda-t-il en feignant la surdité ; ses yeux au regard devenu aveugle fuyaient, loin, par-delà la tête des ivrognes qui s’efforçaient de paraître sobres.

— Je voulais simplement savoir si on n’avait pas vu mon père, ici… répéta l’avocat, anéanti.

— Je présume que l’individu qui a déjeuné en compagnie de quelques autres et qui s’est fait éconduire pour cause de tapage, c’était lui.

— Ah, Seigneur Zésus – mais qu’y puis-che, moi ?… Désolé, vraiment désolé…

— Il y a en effet de quoi se désoler de s’être ainsi trompé sur certaines personnes !

Sur ce, il se tourna vers la lucarne de la cuisine.

Le malheureux avocat perdit l’appétit et rentra chez lui sans manger.

À quoi bon conquérir, à force de labeur et d’endurance, une situation respectable, si un autre peut la ruiner par son manque de scrupules ? À quoi bon demeurer sur le qui-vive, avoir une conduite irréprochable, si votre destin dépend des autres ? Devait-il aller chercher son père au café de la Guilde{3} ? Comment faire entendre raison à cet homme insensé ? Il ne parviendrait qu’à empirer les choses. Mais s’il le laissait tomber, on lui reprocherait d’être un fils dénaturé. Donc, pas de choix. « C’est atroce, atroce ! » répétait-il. L’idée d’aller au bistrot lui répugnait d’autant plus qu’il nourrissait une aversion instinctive à l’égard de la populace, son absence de respect pour les sentiments d’autrui, l’indiscrétion et l’insolence dont elle fait montre dans ses questions et commentaires. Il était écrit qu’il ne fréquenterait jamais les gens de qualité pas plus qu’il n’éviterait le commerce des médiocres ; il le savait depuis longtemps, mais il n’en souffrait pas moins, se sentant frustré de ce que la vie offre de meilleur : la compagnie des égaux.

Il interrompit ses réflexions, s’installa à son bureau et reprit les dossiers. Tout le monde accusait tout le monde, chacun prétendait avoir été victime d’une injustice – pas de trêve dans les accusations, pas de fin dans les chicanes. Si le tribunal ne leur donnait pas raison, ils faisaient appel, toujours certains de convaincre cette instance supérieure où – s’imaginaient-ils – siégeaient des personnes éclairées, qui les comprendraient et se rendraient compte, certainement, qu’ils avaient raison ; comment pouvait-il en être autrement dans une affaire aussi limpide ? À cet instant, le jeune clerc entra.

Après la lecture du journal, le matin même, son visage avait changé d’expression, ses épaules s’étaient redressées. Libotz avait tenu son subordonné à distance, soucieux de lui montrer sa place, par crainte naturelle de le voir d’abord se mettre sur un pied d’égalité avec lui, et ensuite lui marcher sur les pieds. Pendant la période des vaches maigres du début, le jeune homme avait pris quelques libertés, mais la prospérité venue, l’avocat lui tint la bride haute, ce qui fournit à son employé l’occasion de l’accuser d’arrogance. Comme tout subalterne, il nourrissait à l’égard de son patron une haine instinctive, de principe ; avec la réussite, cette haine était devenue consciente et poursuivait un but précis. Seuls l’intérêt, le souci du pain quotidien et la pensée de l’avenir le maintenaient en état de sourde soumission. Il connaissait la valeur de ce qu’il apprenait à l’étude et lors des audiences, et les remontrances qu’il recevait représentaient autant d’éléments du capital qu’il constituait et qui un jour ferait de lui un maître.

Avec l’aplomb de celui qui apporte une mauvaise nouvelle, il s’avachit sur une chaise et laissa tomber avec une feinte indifférence :

— Ils l’ont reconduit à son domicile.

— Qui donc ?

— Le vieux !

— Vous voulez dire mon père.

— Oui !

C’était un ton nouveau, coupant, hautain, mais la nouvelle en elle-même était rassurante, et l’avocat ne releva pas l’impertinence du clerc.

Et, de nouveau, la paix descendit sur cet homme effacé, qui ne faisait jamais d’éclats, mais qui devait en permanence souffrir de ceux des autres.

 

*

 

La trentaine déjà bien sonnée, Libotz n’avait pas encore songé à se marier, avant tout parce qu’il n’en avait pas les moyens. Par ailleurs, l’occasion de rencontrer une jeune fille selon son goût ne se présentait guère : il n’était jamais invité dans les familles et il ne fréquentait pas les stations balnéaires. Il était évident qu’un jour il allait succomber aux charmes de la première venue. Les serveuses d’Askanius se distinguaient davantage par leurs bonnes mœurs que par leur beauté ; c’est parmi elles, pourtant – uniques représentantes du beau sexe qu’il lui était donné de côtoyer –, que l’avocat devait choisir son objet. Karin, la serveuse à la chevelure châtain clair, ne payait pas de mine, mais elle respirait l’honnêteté et la gentillesse, et semblait une bonne ménagère. Dans les premiers temps, Libotz n’y avait pas prêté attention, mais un jour en réglant sa note, il fut frappé par la douceur de sa voix et afin de l’entendre, il échangea quelques mots avec elle. Il commença à la suivre du regard ; ses yeux s’habituèrent à son visage, effacèrent un trait ici, corrigèrent un autre là, rectifièrent une ligne disgracieuse, adoucirent une courbe trop appuyée. Ses expressions annulaient les petits défauts, et la clarté du regard faisait oublier la couleur terne des yeux et leur manque d’éclat. Au fur et à mesure, il remodela la silhouette dégingandée, teinta la peau, colora les cheveux, et fit naître ainsi une image qui n’appartenait qu’à lui.

La fille, qui avait bon cœur, avait d’abord considéré le forclos avec compassion. Loin d’être flattée par son attention, elle s’offensait de constater qu’il prenait sa pitié pour de la sympathie – alors il battait en retraite, pour un temps. Sans aucune expérience en la matière, Libotz avait des idées dépassées sur la fausseté des femmes et leur art de dissimuler leurs sentiments : il imaginait que la réserve de Karin n’était que de la coquetterie. Il interprétait la confiance spontanée qu’elle lui témoignait – et qui s’expliquait par le fait qu’elle le trouvait inoffensif – comme une tentative de rapprochement, et il finit par se lancer à sa conquête. Un jour, il voulut se montrer plus galant que les autres et lui faire comprendre qu’il tenait son travail en haute estime. Son repas terminé, il laissa sur la table deux pièces de dix ores, alors que le pourboire habituel était de dix ores seulement. Karin, qui n’avait pas compris son intention, repoussa une des pièces avec un bref : « Une seule suffit. »

Libotz, honteux, s’en alla à travers les champs : il ne pouvait expliquer, et moins encore se pardonner la gaffe qu’il avait commise ; quelle bêtise ! Il resterait à jamais un balourd dans les affaires de cœur.

Le lendemain, devant son air penaud, Karin le réconforta par quelques mots plus gentils que d’habitude. Il fit une autre tentative et lui offrit des fleurs pour son anniversaire ; il eut plus de succès. C’était là un cadeau pour ainsi dire immatériel, quelque chose qu’on ne pouvait ni acheter ni vendre.

Enfin, Libotz réussit à découvrir un intérêt commun, qui pouvait les rapprocher et favoriser une intimité, car les longues conversations n’étaient pas de mise au restaurant.