Karin aimait les promenades à la campagne, et elle préférait avoir de la compagnie, pour éviter d’attirer l’attention des goujats. Un dimanche matin choisi pour la sortie, ils se rejoignirent hors de la ville afin de ne pas donner prise aux commérages. Karin arriva, mignonne, bien mise, et ils partirent pour une promenade dans la nature printanière. La conversation coulait n’étant plus, comme jusqu’ici, interrompue par les ordres du patron et les commandes des clients. Pour voir le visage de l’objet de ses désirs, Libotz avançait en biais, ce qui rendait son allure sautillante, son discours haché et sa silhouette tordue. D’un ton légèrement ironique, Karin coupait court à tout propos un tant soit peu ardent, et, pour bien marquer la distance qui les séparait, elle se mit à l’appeler ironiquement « tonton ».
— Suis-je donc si vieux ? se plaignit le timide.
— Je ne me suis pas posé la question, fut la réponse évasive de sa dame.
Ils poursuivirent leur promenade en direction du mont Tabor. Libotz ne tenait pas à y monter avec qui que ce fût, pas même avec elle ; là, il avait passé des moments trop pénibles à lutter avec Dieu et à implorer des forces pour supporter son rude destin. Il tenta de changer de direction, mais Karin voulait aller là et nulle part ailleurs. Se plier à ses désirs était le meilleur moyen de lui plaire, aussi la laissa-t-il décider.
Libotz, par son discours, essayait de faire sentir à Karin les inconvénients de sa situation afin de pouvoir déployer devant elle les perspectives de liberté et d’indépendance qu’offre le mariage.
— Ce doit être dur de respirer les odeurs de cuisine du matin au soir, sans pouvoir s’arrêter un instant ? s’inquiéta-t-il en espérant une réponse affirmative.
— Non, je ne trouve pas. Le travail a ses bons côtés, et grâce à lui j’ai de quoi vivre.
— Oui, mais être indépendante, faire ce qu’on veut, ça doit avoir du bon ?
— Indépendante ? Non : on ne peut jamais faire ce qu’on veut.
Et elle se mit à chanter, à sauter par-dessus le fossé et à cueillir des fleurs.
La manœuvre de l’avocat qui avait essayé de découvrir des intérêts communs échoua : le goût pour la marche à pied restait pour le moment leur unique point commun.
La capacité de Libotz pour lever les lièvres les plus dangereux était vraiment inépuisable. Assis à ses côtés, sur le bord de la route, il parla de la vie conjugale de son frère, expliqua comment sa belle-sœur avait peu à peu appris à tenir la maison.
— Voyez-vous, mademoiselle Karin, dissertait-il, la vie conjugale a besoin d’ordre, sinon tout va de travers. Au commencement, il y a eu quelques tiraillements dans le ménage de mon frère, et ma belle-sœur s’est un jour plainte devant moi que son mari était difficile ; je lui ai répondu : le mari est acariâtre quand la femme est négligente ! Si le repas est prêt à l’heure, il ne grognera jamais. Et figurez-vous, mademoiselle Karin, qu’elle s’est mise à mieux surveiller la montre, et Adolphe est redevenu gentil. N’est-ce pas que j’ai raison ?
Karin ouvrit de grands yeux, puis, tel un phoque, souffla avec force par le nez pour s’empêcher de pouffer, mais cette soupape ne suffit pas et l’explosion eut lieu. Le pauvre Libotz se joignit à son rire, sans en comprendre la raison, puis son expression se transforma à mesure qu’il y voyait plus clair : on aurait dit qu’il pleurait.
— Qu’est-ce qui vous fait rire, mademoiselle ? demanda-t-il enfin, provoquant une nouvelle salve d’hilarité. Ai-je dit une bêtise ?
Cette question ne fit qu’aggraver la situation.
Ce rire raillant ses pensées les plus secrètes effraya notre héros, et il se referma en se disant que cette femme était hypocrite et hostile.
Or, à l’instant même où il devint froid et distant, il retrouva sa dignité et en imposa à la jeune fille qui, impressionnée, sentit la distance qui les séparait et chercha à la réduire en esquissant elle-même une tentative de rapprochement. Libotz demeura de glace : poli, mais distant. Lorsqu’ils arrivèrent au pied de la montagne, son humeur s’assombrit, il devint hautain et inabordable, proférant des propos obscurs sur le destin de l’homme et les lois cruelles de l’existence que nul ne pouvait pénétrer. Karin fondit d’admiration : elle n’avait jamais vu le petit homme sous cet angle. Un visage ridicule arborant un sourire niais – qu’il croyait indispensable à qui veut plaire à une femme – était tout ce qu’elle connaissait de lui, car elle ne l’avait vu ni à son étude ni au tribunal.
Ils gravirent la côte en suivant le sentier que Libotz, à force d’y venir, avait tracé sur le sol mousseux et recouvert de lichen. Il songeait aux sombres nuits qu’il avait passées là, implorant le ciel de lui donner la force de supporter son affreux destin. Il retira son chapeau et s’éloigna de quelques pas, plongé dans ses méditations. Il sentait de nouveau l’hostile puissance qui gérait son existence, devinant de nouvelles souffrances, encore plus grandes que les anciennes, et il pria pour que ce calice lui fût épargné – sans se faire d’illusions. Cela dura quelques courts instants ; puis il retourna auprès de la jeune fille et renoua avec ses allures coutumières.
— Allez, on rentre, dit-il. Mais par un autre chemin, je n’aime pas le plagiat.
Il oubliait parfois que Karin n’avait pas reçu la même éducation que lui et il employait, par pure distraction, des mots étrangers. Elle, pour sa part, ne demandait jamais d’explication, faisait semblant de comprendre et riait mal à propos, imaginant que ces mots inconnus renfermaient quelque plaisanterie inexprimable dans la langue du pays.
Du haut de la colline, on distinguait les clochers des églises de la ville, et ils dirigèrent leurs pas dans cette direction en obéissant à l’ordre qu’il donna : « En avant, marche ! »
La route sinuait entre les fossés, les talus, les guérets et les pâturages. Karin ne voulait lui céder en rien et le suivait vaillamment.
Mais lorsqu’ils pénétrèrent dans un maquis de bruyère et d’empêtre, elle eut peur des serpents et ralentit le pas.
— On voit bien que Karin n’est pas née à la campagne. Il n’y a pas de serpents ici.
Cet héroïsme la remplit d’une admiration sans bornes, et, sans crainte, elle lui emboîta le pas.
Ils arrivèrent près d’un enclos. À la vue des bestiaux, son courage fléchit, mais Libotz lança le mot d’ordre : « Suivez-moi ! » Il ramassa un bâton et se fraya un passage parmi le troupeau qui s’écarta, mais se rapprocha aussitôt par curiosité.
— Le taureau ! cria Karin.
Ce fut au tour de Libotz de rire : il n’y avait que des vaches.
Quand les bêtes, curieuses, commencèrent à danser autour d’eux, Karin se précipita vers l’avocat et se jeta à son cou.
— Calmez-vous, mon enfant, il n’y a aucun danger, calmez-vous, voyons !
L’amoureux aurait dû profiter de l’occasion et lui offrir son soutien pour la vie, mais le rapprochement avait été trop brutal : il voulait conquérir lentement ce qui, pour lui, n’avait pas de prix. Un marécage leur barra la route ; Karin proposa de faire un détour, mais son amant refusa, pour jouir pleinement de son triomphe :
— Jamais de détours !
Il prit la fille dans ses bras, comme une enfant, et s’élança en sautant d’une touffe à l’autre.
Là, il aurait pu s’accorder – ou demander – un baiser, mais il était timide et préférait que le fruit mûrisse sur la branche pour le voir ensuite tomber entre ses mains.
À l’entrée de la ville, Libotz prit congé en bonne et due forme : il souleva son haut-de-forme et déclara qu’il ne voulait pas la compromettre en lui imposant sa compagnie.
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