Peut-être l’idée de se faire l’ange gardien d’un enfant si charmant et si noble lui sourira-t-elle ! Dieu lui saurait gré d’avoir accepté cette sainte mission. Son cœur tressaillera peut-être en apprenant combien monsieur le comte Victurnien court de dangers dans Paris ; vous le verrez : il est aussi beau que jeune, aussi spirituel que confiant. S’il se liait à quelque mauvaise femme, madame Sorbier pourrait mieux que toi l’avertir de tous les dangers qu’il courrait. Il est accompagné d’un vieux domestique qui pourra te dire bien des choses. Sonde Joséphin, à qui j’ai dit de te consulter dans les conjonctures délicates. Mais pourquoi t’en dirais-je davantage ? Nous avons été clercs et malins, rappelle-toi nos escapades, et aie pour cette affaire quelque retour de jeunesse, mon vieil ami. Les soixante mille francs te seront remis en un bon sur le Trésor, par un monsieur de notre ville, qui se rend à Paris, » etc.

Si le vieux couple eût suivi les instructions de Chesnel, il eût été obligé de payer trois espions pour surveiller le comte d’Esgrignon. Cependant il y avait dans le choix du dépositaire une ample sagesse. Un banquier donne des fonds, tant qu’il en a dans sa caisse, à celui qui se trouve crédité chez lui ; tandis qu’à chaque besoin d’argent le jeune comte serait obligé d’aller faire une visite au notaire qui, certes, userait du droit de remontrance. Victurnien pensa trahir sa joie en apprenant qu’il aurait deux mille francs par mois. Il ne savait rien de Paris. Avec cette somme, il croyait pouvoir y mener un train de Prince.

Le jeune comte partit le surlendemain accompagné des bénédictions de tous les habitués du Cabinet des Antiques, embrassé par les douairières, comblé de vœux, suivi hors de la ville par son vieux père, par sa sœur et par Chesnel, qui, tous trois, avaient les yeux pleins de larmes. Ce départ subit défraya pendant plusieurs soirées les entretiens de la ville, il remua surtout les cœurs haineux du salon de du Croisier. Après avoir juré la perte des d’Esgrignon, l’ancien fournisseur, le Président et leurs adhérents voyaient leur proie s’échappant. Leur vengeance était fondée sur les vices de cet étourdi, désormais hors de leur portée.

Une pente naturelle à l’esprit humain, qui fait souvent une débauchée de la fille d’une dévote, une dévote de la fille d’une femme légère, la loi des Contraires, qui sans doute est la résultante de la loi des Similaires, entraînait Victurnien vers Paris par un désir auquel il aurait succombé tôt ou tard. Élevé dans une vieille maison de province, entouré de figures douces et tranquilles qui lui souriaient, de gens graves affectionnés à leurs maîtres et en harmonie avec les couleurs antiques de cette demeure, cet enfant n’avait vu que des amis respectables. Excepté le Chevalier séculaire, tous ceux qui l’entourèrent avaient des manières posées, des paroles décentes et sentencieuses. Il avait été caressé par ces femmes à jupes grises, à mitaines brodées, que Blondet vous a dépeintes. L’intérieur de la maison paternelle était décoré par un vieux luxe qui n’inspirait que les moins folles pensées. Enfin, instruit par un abbé sans fausse religion, plein de cette aménité des vieillards assis sur ces deux siècles qui apportent dans le nôtre les roses séchées de leur expérience et la fleur fanée des coutumes de leur jeunesse, Victurnien, que tout aurait dû façonner à des habitudes sérieuses, à qui tout conseillait de continuer la gloire d’une maison historique, en prenant sa vie comme une grande et belle chose, Victurnien écoutait les plus dangereuses idées. Il voyait dans sa noblesse un marchepied bon à l’élever au-dessus des autres hommes. En frappant cette idole encensée au logis paternel, il en avait senti le creux. Il était devenu le plus horrible des êtres sociaux et le plus commun à rencontrer, un égoïste conséquent. Amené, par la religion aristocratique du moi, à suivre ses fantaisies adorées par les premiers qui eurent soin de son enfance, et par les premiers compagnons de ses folies de jeunesse, il s’était habitué à n’estimer toute chose que par le plaisir qu’elle lui rapportait, et à voir de bonnes âmes réparant ses sottises ; complaisance pernicieuse qui devait le perdre. Son éducation, quelque belle et pieuse qu’elle fût, avait le défaut de l’avoir trop isolé, de lui avoir caché le train de la vie à son époque, qui, certes, n’est pas le train d’une ville de province : sa vraie destinée le menait plus haut. Il avait contracté l’habitude de ne pas évaluer le fait à sa valeur sociale, mais relative ; il trouvait ses actions bonnes en raison de leur utilité. Comme les despotes, il faisait la loi pour la circonstance ; système qui est aux actions du vice ce que la fantaisie est aux œuvres d’art, une cause perpétuelle d’irrégularité. Doué d’un coup d’œil perçant et rapide, il voyait bien et juste ; mais il agissait vite et mal. Je ne sais quoi d’incomplet, qui ne s’explique pas et qui se rencontre en beaucoup de jeunes gens, altérait sa conduite. Malgré son active pensée, si soudaine en ses manifestations ; dès que la sensation parlait, la cervelle obscurcie semblait ne plus exister.