Il eût fait l’étonnement des sages, il était capable de surprendre les fous. Son désir, comme un grain d’orage, couvrait aussitôt les espaces clairs et lucides de son cerveau ; puis, après des dissipations contre lesquelles il se trouvait sans force, il tombait en des abattements de tête, de cœur et de corps, en des prostrations complètes où il était imbécile à demi : caractère à traîner un homme dans la boue quand il est livré à lui-même, à le conduire au sommet de l’État quand il est soutenu par la main d’un ami sans pitié. Ni Chesnel, ni le père, ni la tante n’avaient pu pénétrer cette âme qui tenait par tant de coins à la poésie, mais frappée d’une épouvantable faiblesse à son centre.

Quand Victurnien fut à quelques lieues de sa ville natale, il n’éprouva pas le moindre regret, il ne pensa plus à son vieux père, qui le chérissait comme dix générations, ni à sa tante dont le dévouement était presque insensé. Il aspirait à Paris avec une violence fatale, il s’y était toujours transporté par la pensée comme dans le monde de la féerie et y avait mis la scène de ses plus beaux rêves. Il croyait y primer comme dans la ville et dans le Département où régnait le nom de son père. Plein, non d’orgueil, mais de vanité, ses jouissances s’y agrandissaient de toute la grandeur de Paris. Il franchit la distance avec rapidité. De même que sa pensée, sa voiture ne mit aucune transition entre l’horizon borné de sa province et le monde énorme de la capitale. Il descendit rue de Richelieu, dans un bel hôtel près du boulevard, et se hâta de prendre possession de Paris comme un cheval affamé se rue sur une prairie. Il eut bientôt distingué la différence des deux pays. Surpris plus qu’intimidé par ce changement, il reconnut, avec la promptitude de son esprit, combien il était peu de chose au milieu de cette encyclopédie babylonienne, combien il serait fou de se mettre en travers du torrent des idées et des mœurs nouvelles. Un seul fait lui suffit. La veille, il avait remis la lettre de son père au duc de Lenoncourt, un des seigneurs français le plus en faveur auprès du Roi ; il l’avait trouvé dans son magnifique hôtel, au milieu des splendeurs aristocratiques, le lendemain il le rencontra sur le boulevard, à pied, un parapluie à la main, flânant, sans aucune distinction, sans son cordon bleu que jadis un chevalier des Ordres ne pouvait jamais quitter. Ce duc et pair, Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, n’avait pu, malgré sa haute politesse, retenir un sourire en lisant la lettre du marquis, son parent. Ce sourire avait dit à Victurnien qu’il y avait plus de soixante lieues entre le Cabinet des Antiques et les Tuileries ; il y avait une distance de plusieurs siècles.

A chaque époque, le Trône et la Cour se sont entourés de familles favorites sans aucune ressemblance ni de nom ni de caractères avec celles des autres règnes. Dans cette sphère, il semble que ce soit le Fait et non l’Individu qui se perpétue. Si l’Histoire n’était là pour prouver cette observation, elle serait incroyable. La Cour de Louis XVIII mettait alors en relief des hommes presque étrangers à ceux qui ornaient celle de Louis XV : les Rivière, les Blacas, les d’Avaray, les Dambray, les Vaublanc, Vitrolles, d’Autichamp, Larochejaquelein, Pasquier, Decazes, Lainé, de Villèle, La Bourdonnaye, etc. Si vous comparez la Cour de Henri IV à celle de Louis XIV, vous n’y retrouvez pas cinq grandes maisons subsistantes : Villeroy, favori de Louis XIV, était le petit-fils d’un secrétaire parvenu sous Charles IX. Le neveu de Richelieu n’y est presque rien déjà. Les d’Esgrignon, tout-puissants sous Henri IV, quasi princiers sous les Valois, n’avaient aucune chance à la Cour de Louis XVIII, qui ne songeait seulement pas à eux. Aujourd’hui des noms aussi illustres que celui des maisons souveraines, comme les Foix-Grailly, faute d’argent, la seule puissance de ce temps, sont dans une obscurité qui équivaut à l’extinction. Aussitôt que Victurnien eut jugé ce monde, et il ne le jugea que sous ce rapport en se sentant blessé par l’égalité parisienne, monstre qui acheva sous la Restauration de dévorer le dernier morceau de l’État social, il voulut reconquérir sa place avec les armes dangereuses, quoique émoussées, que le siècle laissait à la noblesse : il imita les allures de ceux à qui Paris accordait sa coûteuse attention, il sentit la nécessité d’avoir des chevaux, de belles voitures, tous les accessoires du luxe moderne. Comme le lui dit de Marsay, le premier dandy qu’il trouva dans le premier salon où il fut introduit, il fallait se mettre à la hauteur de son époque. Pour son malheur, il tomba dans le monde des roués Parisiens, des de Marsay, des Ronquerolles, des Maxime de Trailles, des des Lupeaulx, des Rastignac, des Vandenesse, des Ajuda-Pinto, des Beaudenord, et des Manerville qu’il trouva chez la marquise d’Espard, chez les duchesses de Grandlieu, de Carigliano, chez les marquises d’Aiglemont et de Listomère, chez madame de Sérisy, à l’opéra, aux ambassades, partout où le mena son beau nom et sa fortune apparente. A Paris, un nom de haute noblesse, reconnu et adopté par le faubourg Saint-Germain qui sait ses provinces sur le bout du doigt, est un passe-port qui ouvre les portes les plus difficiles à tourner sur leurs gonds pour les inconnus et pour les héros de la société secondaire. Victurnien trouva tous ses parents aimables et accueillants dès qu’il ne se produisit pas en solliciteur : il avait vu sur-le-champ que le moyen de ne rien obtenir était de demander quelque chose. A Paris, si le premier mouvement est de se montrer protecteur, le second, beaucoup plus durable, est de mépriser le protégé. La fierté, la vanité, l’orgueil, tous les bons comme les mauvais sentiments du jeune comte le portèrent à prendre, au contraire, une attitude agressive.