Néanmoins ce fut pour Victurnien une passion angélique. Oui, madame de Maufrigneuse restait un ange que les corruptions de la terre n’atteignaient point : un ange aux Variétés devant ces farces à demi obscènes et populacières qui la faisaient rire, un ange au milieu du feu croisé des délicieuses plaisanteries et des chroniques scandaleuses qui se disaient aux parties fines, un ange pâmée au Vaudeville en loge grillée, un ange en remarquant les poses des danseuses de l’Opéra et les critiquant avec la science d’un vieillard du coin de la reine, un ange à la Porte-saint-Martin, un ange aux petits théâtres du boulevard, un ange au bal masqué où elle s’amusait comme un écolier ; un ange qui voulait que l’amour vécût de privations, d’héroïsme, de sacrifices, et qui faisait changer à d’Esgrignon un cheval dont la robe lui déplaisait, qui le voulait dans la tenue d’un lord anglais riche d’un million de rente. Elle était un ange au jeu. Certes aucune bourgeoise n’aurait su dire angéliquement comme elle à d’Esgrignon : — Mettez au jeu pour moi ! Elle était si divinement folle quand elle faisait une folie, que c’était à vendre son âme au diable pour entretenir cet ange dans le goût des joies terrestres.

Après son premier hiver, le jeune comte avait pris chez monsieur Cardot, qui se gardait bien d’user du droit de remontrance, la bagatelle de trente mille francs au delà de la somme envoyée par Chesnel. Un refus extrêmement poli du notaire à une nouvelle demande, apprit ce débet à Victurnien, qui se choqua d’autant plus du refus, qu’il avait perdu six mille francs au Club et qu’il les lui fallait pour y retourner. Après s’être formalisé du refus de maître Cardot, qui avait eu pour trente mille francs de confiance en lui, tout en écrivant à Chesnel, mais qui faisait sonner haut cette prétendue confiance devant le favori de la belle duchesse de Maufrigneuse, d’Esgrignon fut obligé de lui demander comment il devait s’y prendre, car il s’agissait d’une dette d’honneur.

— Tirez quelques lettres de change sur le banquier de votre père, portez-les à son correspondant qui les escomptera sans doute, puis écrivez à votre famille d’en remettre les fonds chez ce banquier.

Dans la détresse où il était, le jeune comte entendit une voix intérieure qui lui jeta le nom de du Croisier dont les dispositions envers l’aristocratie, aux genoux de laquelle il l’avait vu, lui étaient complétement inconnus. Il écrivit donc à ce banquier une lettre très-dégagée, par laquelle il lui apprenait qu’il tirait sur lui une lettre de change de dix mille francs, dont les fonds lui seraient remis au reçu de sa lettre par monsieur Chesnel ou par mademoiselle Armande d’Esgrignon. Puis il écrivit deux lettres attendrissantes à Chesnel et à sa tante. Quand il s’agit de se précipiter dans les abîmes, les jeunes gens font preuve d’une adresse, d’une habileté singulières, ils ont du bonheur. Victurnien trouva dans la matinée le nom, l’adresse des banquiers parisiens en relation avec du Croisier, les Keller que de Marsay lui indiqua. De Marsay savait tout à Paris. Les Keller remirent à d’Esgrignon sous escompte, sans mot dire, le montant de la lettre de change : ils devaient à du Croisier. Cette dette de jeu n’était rien en comparaison de l’état des choses au logis. Il pleuvait des mémoires chez Victurnien.

— Tiens ! tu t’occupes de ça, dit un matin Rastignac à d’Esgrignon en riant. Tu les mets en ordre, mon cher. Je ne te croyais pas si bourgeois.

— Mon cher enfant, il faut bien y penser, j’en ai là pour vingt et quelques mille francs.

De Marsay, qui venait chercher d’Esgrignon pour une course au clocher, sortit de sa poche un élégant petit portefeuille, y prit vingt mille francs, et les lui présenta.

— Voilà, dit-il, la meilleure manière de ne pas les perdre, je suis aujourd’hui doublement enchanté de les avoir gagnés hier à milord Dudley.

Cette grâce française séduisit au dernier point d’Esgrignon qui crut à l’amitié, qui ne paya point ses mémoires et se servit de cet argent pour ses plaisirs. De Marsay, suivant une expression de la langue des dandies, voyait avec un indicible plaisir d’Esgrignon s’enfonçant, il prenait plaisir à s’appuyer le bras sur son épaule avec toutes les chatteries de l’amitié pour y peser et le faire disparaître plus tôt, car il était jaloux de l’éclat avec lequel s’affichait la duchesse pour d’Esgrignon, quand elle avait réclamé le huis-clos pour lui. C’était, d’ailleurs, un de ces rudes goguenards qui se plaisent dans le mal comme les femmes turques dans le bain. Aussi, quand il eut remporté le prix de la course, et que les parieurs furent réunis chez un aubergiste où ils déjeunèrent, et où l’on trouva quelques bonnes bouteilles de vin, de Marsay dit-il en riant à d’Esgrignon : — Ces mémoires dont tu t’inquiètes ne sont certainement pas les tiens.

— Et s’en inquiéterait-il ? répliqua Rastignac.

— Et à qui appartiendraient-ils donc, demanda d’Esgrignon.

— Tu ne connais donc pas la position de la duchesse ? dit de Marsay en remontant à cheval.

— Non, répondit d’Esgrignon intrigué.

— Hé ! bien, mon cher, repartit de Marsay, voici : trente mille francs chez Victorine, dix-huit mille francs chez Houbigant, un compte chez Herbault, chez Nattier, chez Nourtier, chez les petites Latour, en tout cent mille francs.

— Un ange, dit d’Esgrignon en levant les yeux au ciel.

— Voilà le compte de ses ailes, s’écria bouffonnement Rastignac.

— Elle doit tout cela, mon cher, répondit de Marsay, précisément parce qu’elle est un ange ; mais nous avons tous rencontré des anges dans ces situations-là, dit-il en regardant Rastignac. Les femmes sont sublimes en ceci qu’elles n’entendent rien à l’argent, elles ne s’en mêlent pas, cela ne les regarde point ; elles sont priées au banquet de la vie, selon le mot de je ne sais quel poète crevé à l’hôpital.

— Comment savez-vous cela, tandis que je ne le sais pas ? répondit naïvement d’Esgrignon.

— Tu seras le dernier à le savoir, comme elle sera la dernière à apprendre que tu as des dettes.

— Je lui croyais cent mille livres de rente, dit d’Esgrignon.

— Son mari, reprit de Marsay, est séparé d’elle et vit à son régiment où il fait des économies, car il a quelques petites dettes aussi, notre cher duc ! D’où venez-vous ? Apprenez donc à faire, comme nous, les comptes de vos amis. Mademoiselle Diane (je l’ai aimée pour son nom !), Diane d’Uxelles s’est mariée avec soixante mille livres de rente à elle, sa maison est depuis huit ans montée sur un pied de deux cent mille livres de rente ; il est clair qu’en ce moment, ses terres sont toutes hypothéquées au delà de leur valeur ; il faudra quelque beau matin fondre la cloche, et l’ange sera mis en fuite par... faut-il le dire ? par des huissiers qui auront l’impudeur de saisir un ange comme ils empoigneraient l’un de nous.

— Pauvre ange !

— Eh ! mon cher, il en coûte fort cher de rester dans le Paradis parisien, il faut se blanchir le teint et les ailes tous les matins, dit Rastignac.

Comme il était passé par la tête de d’Esgrignon d’avouer ses embarras à sa chère Diane, il lui passa comme un frisson en pensant qu’il devait déjà soixante mille francs et qu’il avait pour dix mille francs de mémoires à venir. Il revint assez triste. Sa préoccupation mal déguisée fut remarquée par ses amis, qui se dirent à dîner : — Ce petit d’Esgrignon s’enfonce ! il n’a pas le pied parisien ; il se brûlera la cervelle. C’est un petit sot, etc.

Le jeune comte fut consolé promptement. Son valet de chambre lui remit deux lettres. D’abord une lettre de Chesnel, qui sentait le rance de la fidélité grondeuse et des phrases rubriquées de probité ; il la respecta, la garda pour le soir. Puis une seconde lettre où il lut avec un plaisir infini les phrases cicéroniennes par lesquelles du Croisier, à genoux devant lui comme Sganarelle devant Géronte, le suppliait à l’avenir de lui épargner l’affront de faire déposer à l’avance l’argent des lettres de change qu’il daignerait tirer sur lui.