Il souriait à ses ennemis, haïs, observés d’heure en heure plus profondément. Il paraissait avoir pris le parti de vivre tranquillement, comme s’il eût désespéré de la victoire. Un de ceux qui secondaient les calculs de cette rage froidie, était le Président du Tribunal, monsieur du Ronceret, un hobereau qui avait prétendu aux honneurs du Cabinet des Antiques sans avoir pu les obtenir.

La petite fortune des d’Esgrignon, soigneusement administrée par le notaire Chesnel, suffisait difficilement à l’entretien de ce digne gentilhomme qui vivait noblement, mais sans le moindre faste. Quoique le précepteur du comte Victurnien d’Esgrignon, l’espoir de la maison, fût un ancien oratorien donné par Monseigneur l’Évêque, et qu’il habitât l’hôtel ; encore lui fallait-il quelques appointements. Les gages d’une cuisinière, ceux d’une femme de chambre pour mademoiselle Armande, du vieux valet de chambre de monsieur le marquis et de deux autres domestiques, la nourriture de quatre maîtres, les frais d’une éducation pour laquelle on ne négligea rien, absorbaient entièrement les revenus malgré l’économie de mademoiselle Armande, malgré la sage administration de Chesnel, malgré l’affection des domestiques. Le vieux notaire ne pouvait encore faire aucune réparation dans le château dévasté, il attendait la fin des baux pour trouver une augmentation de revenus due soit aux nouvelles méthodes d’agriculture, soit à l’abaissement des valeurs monétaires, et qui allait porter ses fruits à l’expiration de contrats passés en 1809. Le marquis n’était point initié aux détails du ménage ni à l’administration de ses biens. La révélation des excessives précautions employées pour joindre les deux bouts de l’année, suivant l’expression des ménagères, eût été pour lui comme un coup de foudre. Chacun le voyant arrivé bientôt au terme de sa carrière, hésitait à dissiper ses erreurs. La grandeur de la maison d’Esgrignon, à laquelle personne ne pensait ni à la Cour, ni dans l’État ; qui, passé les portes de la ville et quelques localités du département, était tout à fait inconnue, revivait aux yeux du marquis et de ses adhérents dans tout son éclat. La maison d’Esgrignon allait reprendre un nouveau degré de splendeur en la personne de Victurnien, au moment où les nobles spoliés centreraient dans leurs biens, et même quand ce bel héritier pourrait apparaître à la Cour pour entrer au service du Roi, par suite épouser, comme jadis faisaient les d’Esgrignon, une Montmorency, une Rohan, une Crillon, une Fesenzac, une Bouillon, enfin une fille réunissant toutes les distinctions de la noblesse de la richesse, de la beauté, de l’esprit et du caractère. Les personnes qui venaient faire leur partie le soir, le Chevalier, les Troisville (prononcez Tréville), les La Roche-Guyon, les Castéran (prononcez Catéran), le duc de Gordon habitués depuis long-temps à considérer le grand marquis comme un immense personnage, l’entretenaient dans ses idées. Il n’y avait rien de mensonger dans cette croyance, elle eût été juste si l’on avait pu effacer les quarante dernières années de l’histoire de France. Mais les consécrations les plus respectables, les plus vraies du Droit, comme Louis XVIII avait essayé de les inscrire en datant la Charte de la vingt-et-unième année de son règne, n’existent que ratifiées par un consentement universel : il manquait aux d’Esgrignon le fond de la langue politique actuelle, l’argent, ce grand relief de l’aristocratie moderne ; il leur manquait aussi la continuation de l’historique, cette renommée qui se prend à la Cour aussi bien que sur les champs de bataille, dans les salons de la diplomatie comme à la Tribune, à l’aide d’un livre comme à propos d’une aventure, et qui est comme une Sainte-Ampoule versée sur la tête de chaque génération nouvelle. Une famille noble, inactive, oubliée est une fille sotte, laide, pauvre et sage, les quatre points cardinaux du malheur. Le mariage d’une demoiselle de Troisville avec le général Montcornet, loin d’éclairer le Cabinet des Antiques, faillit causer une rupture entre les Troisville et le salon d’Esgrignon qui déclara que les Troisville se galvaudaient.

Parmi tout ce monde, une seule personne ne partageait pas ces illusions. N’est-ce pas nommer le vieux notaire Chesnel ? Quoique son dévouement assez prouvé par cette histoire fût absolu envers cette grande famille alors réduite à trois personnes, quoiqu’il acceptât toutes ces idées et les trouvât de bon aloi, il avait trop de sens et faisait trop bien les affaires de la plupart des familles du département pour ne pas suivre l’immense mouvement des esprits, pour ne pas reconnaître le grand changement produit par l’Industrie et par les mœurs modernes. L’ancien intendant voyait la Révolution passée de l’action dévorante de 1793 qui avait armé les hommes, les femmes, les enfants ; dressé des échafauds, coupé des têtes et gagné des batailles européennes, à l’action tranquille des idées qui consacraient les événements. Après le défrichement et les semailles, venait la récolte. Pour lui, la Révolution avait composé l’esprit de la génération nouvelle, il en touchait les faits au fond de mille plaies, il les trouvait irrévocablement accomplis. Cette tête de Roi coupée, cette Reine suppliciée, ce partage des biens nobles, constituaient à ses yeux des engagements qui liaient trop d’intérêts pour que les intéressés en laissassent attaquer les résultats. Chesnel voyait clair. Son fanatisme pour les d’Esgrignon était entier sans être aveugle, et le rendait ainsi bien plus beau. La foi qui fait voir à un jeune moine les anges du paradis est bien inférieure à la puissance du vieux moine qui les lui montre. L’ancien intendant ressemblait au vieux moine, il aurait donné sa vie pour défendre une châsse vermoulue. Chaque fois qu’il essayait d’expliquer, avec mille ménagements, à son ancien maître les nouveautés, en employant tantôt une forme railleuse, tantôt en affectant la surprise ou la douleur, il rencontrait sur les lèvres du marquis le sourire du prophète, et dans son âme la conviction que ces folies passeraient comme toutes les autres. Personne n’a remarqué combien les événements ont aidé ces nobles champions des ruines à persister dans leurs croyances. Que pouvait répondre Chesnel quand le vieux marquis faisait un geste imposant et disait : — Dieu a balayé Buonaparte, ses armées et ses nouveaux grands vassaux, ses trônes et ses vastes conceptions ! Dieu nous délivrera du reste, Chesnel baissait tristement la tête, sans oser répliquer : — Dieu ne voudra pas balayer la France ! Ils étaient beau tous deux : l’un en se redressant contre le torrent des faits, comme un antique morceau de granit moussu droit dans un abîme alpestre ; l’autre en observant le cours des eaux et pensant à les utiliser. Le bon et vénérable notaire gémissait en remarquant les ravages irréparables que ces croyances faisaient dans l’esprit, dans les mœurs et les idées à venir du comte Victurnien d’Esgrignon.

Idolâtré par sa tante, idolâtré par son père, ce jeune héritier était, dans toute l’acception du mot, un enfant gâté qui justifiait d’ailleurs les illusions paternelles et maternelles, car sa tante était vraiment une mère pour lui, mais quelque tendre et prévoyante que soit une fille, il lui manquera toujours je ne sais quoi de la maternité. La seconde vue d’une mère ne s’acquiert point.