Bref ! c’est une femme de tête, et tout est chez elle d’une parfaite tenue, et d’une parfaite élégance : les hommes sont si vulgaires ! une femme se doit à elle-même de surveiller son mari. Si j’avais usé de ces procédés avec ton pauvre père, je n’aurais pas eu cette vie de dépendance qui a fait de moi une martyre. Soyons les maîtres pour n’être pas les esclaves ou les domestiques en chef dans nos maisons. La femme est un être de beauté et de charme qui doit être obéie et ne demande pas autre chose. Si on résiste à Mme Riminy-Patience elle se trouve mal, ce qui n’est pas si bête. On se sert des armes qu’on a ; nous n’avons que notre faiblesse. De plus les enfants devant l’exemple d’une discipline rigoureuse ne songent plus à désobéir et la mère a le loisir d’en faire des hommes élégants et agréables dans le monde, ce qui est en somme le but suprême de l’éducation.

Je t’embrasse, ma chère fille,

À bientôt,

Vve Gagelin.

P.-S. Inutile de montrer cette lettre à mon gendre, bien entendu.

Commentaires

Un directeur de journaux de mes amis me rapportait que le nombre des dames qui sollicitent l’emploi de chroniqueurs des modes augmente tous les jours : à lire la deuxième lettre de Mme Gagelin je n’en suis pas surpris. Mme Gagelin est née chroniqueuse des modes comme plusieurs dames de ma connaissance. La chère dame est grand’mère : l’expérience qu’elle a acquise, elle la met au service des Élégances, et la France entière l’en remercie par ma voix. La France doit conserver son patrimoine de grâces. Aussi voyons-nous avec plaisir cette chère Gagelin réclamer l’autorité dans la maison : les domestiques soumis ! le mari soumis ! les enfants et petits-enfants condamnés à porter les jolis petits costumes qu’on leur apporte de Paris. Bravo ! il faut que définitivement l’élégance des journaux de modes règne. Et allez donc ! On déplore qu’il n’y ait plus de domestiques ! on déplore aussi qu’il n’y ait plus de maris ! on déplore qu’il n’y ait plus d’enfants ! Les domestiques font grève et les maîtres aussi. J’ai peur que les enfants ne veuillent plus naître pour n’être pas obligés de s’habiller au goût exquis de ces dames. Ce sont les maris, les domestiques et les enfants qui ont tort à mon avis. D’abord parce que l’obéissance est une vertu, ensuite parce que c’est une vertu agréable à pratiquer quand elle est demandée au nom de l’élégance des journaux de modes. C’est un idéal aussi estimable qu’un autre et même davantage et je ne vois pas que Mme Gagelin en ait un moindre. Ah ! qu’on ne nous parle plus, je vous prie, de la « femme forte selon l’Écriture ». Nous avons remplacé cette mégère hommasse du temps de Salomon par quelque chose de plus exquis, de plus artistique : la fantaisiste Vve Gagelin, et c’est quelque chose de mieux.

Mme Vve Gagelin est superstitieuse. Elle croit que les bossus portent bonheur ! elle l’est au point qu’elle surmonterait au besoin le dégoût que lui inspire la famille Bastide (Bazar) pour avoir la joie de toucher une bosse. Bienheureuse superstition ! Oui, ma foi ! vive la superstition si elle peut mettre terme à une antipathie sans cause, l’antipathie que vous manifestez contre cette « petite puante » de Bastide (Bazar). Au fond qu’est-ce que c’est au juste qu’une « petite puante » ? Je n’en sais rien, mais voilà une heureuse superstition si elle nous aide à aimer la petite puante et son fils bossu. Une simple pitié serait peut-être plutôt souhaitable que cette heureuse superstition, mais la pitié est une autre faiblesse : entre deux faiblesses choisissons la moins dangereuse. La superstition est une naïveté charmante chez une vieille dame tandis que le manque de pitié dénote une de ces fermetés de caractère à la mode anglaise qu’on nous recommande beaucoup dans les journaux féminins et élégants depuis quelques années (et qu’on a bien raison de nous recommander). Soyons fermes ! Mais dites-vous, Mme Gagelin est plutôt craintive ; elle a peur de fréquenter les consanguins d’un aliéné. Ah ! pardon ! la fermeté n’exclut pas la prudence et cette crainte salutaire prouve :

1° Qu’elle connaît les lois de l’atavisme (qui dit que les femmes sont ignorantes ?).

2° Qu’elle sait les appliquer en toutes circonstances.

Vous me dites que cette dame est un peu frivole pour son âge. Soyons raisonnables, je vous prie ! de quelle frivolité me parlez-vous là ? Je ne comprends plus… il s’agit d’une de ces lettres de famille où une mère épanche le trop-plein de son cœur. Qui vous dit que s’il fallait être philosophe, scientifique et dogmatique, Mme Gagelin ne pourrait pas l’être autant que vous et moi ? Mais pourquoi voulez-vous, n’est-ce pas, qu’une mère parle à sa fille « philosophie, science et morale ». Vous seriez les premiers à en rire. Les femmes françaises, Dieu merci, ne font pas les bas-bleus hors de propos, comme les Américaines, les Anglaises et les Allemandes.