De là, le côté
énigmatique de l'équivalent, côté qui ne frappe les yeux de l'économiste
bourgeois que lorsque cette forme se montre à lui tout achevée, dans la
monnaie. Pour dissiper ce caractère mystique de l'argent et de l'or, il cherche
ensuite à les remplacer sournoisement par des marchandises moins éblouissantes
; il fait et refait avec un plaisir toujours nouveau le catalogue de tous les
articles qui, dans leur temps, ont joué le rôle d'équivalent. Il ne pressent pas
que l'expression la plus simple de la valeur, telle que 20 mètres de toile
valent un habit, contient déjà l'énigme et que c'est sous cette forme simple
qu'il doit chercher à la résoudre.
Deuxième particularité de la forme équivalent : le
travail concret devient la forme de manifestation de son contraire, le travail
humain abstrait.
Dans l'expression de la valeur d'une marchandise, le corps
de l'équivalent figure toujours comme matérialisation du travail humain
abstrait, et est toujours le produit d'un travail particulier, concret et
utile. Ce travail concret ne sert donc ici qu'à exprimer du travail abstrait.
Un habit, par exemple, est-il une simple réalisation, l'activité du tailleur
qui se réalise en lui n'est aussi qu'une simple forme de réalisation du travail
abstrait. Quand on exprime la valeur de la toile dans l'habit, l'utilité du
travail du tailleur ne consiste pas en ce qu'il fait des habits et, selon le
proverbe allemand, des hommes, mais en ce qu'il produit un corps, transparent
de valeur, échantillon d'un travail qui ne se distingue en rien du travail
réalisé dans la valeur de la toile. Pour pouvoir s'incorporer dans un tel
miroir de valeur, il faut que le travail du tailleur ne reflète lui-même rien
que sa propriété de travail humain.
Les deux formes d'activité productive, tissage et confection
de vêtements, exigent une dépense de force humaine. Toutes deux possèdent donc
la propriété commune d'être du travail humain, et dans certains cas, comme par
exemple, lorsqu'il s'agit de la production de valeur, on ne doit les considérer
qu'à ce point de vue. Il n'y a là rien de mystérieux ; mais dans l'expression
de valeur de la marchandise, la chose est prise au rebours. Pour exprimer, par
exemple, que le tissage, non comme tel, mais, en sa qualité de travail, humain
en général, forme la valeur de la toile, on lui oppose un autre travail, celui
qui produit l'habit, l'équivalent de la toile, comme la forme expresse dans
laquelle le travail humain se manifeste. Le travail du tailleur est ainsi
métamorphosé en simple expression de sa propre qualité abstraite.
Troisième particularité de la forme équivalent : le
travail concret qui produit l'équivalent, dans notre exemple, celui du
tailleur, en servant simplement d'expression au travail humain indistinct,
possède la forme de l'égalité avec un autre travail, celui que recèle la toile,
et devient ainsi, quoique travail privé, comme tout autre travail productif de
marchandises, travail sous forme sociale immédiate. C est pourquoi il se
réalise par un produit qui est immédiatement échangeable avec une autre
marchandise.
Les deux particularités de la forme équivalent, examinées en
dernier lieu, deviennent encore plus faciles à saisir, si nous remontons au
grand penseur qui a analysé le premier la forme valeur, ainsi que tant d'autres
formes, soit de la pensée, soit de la société, soit de la nature : nous avons
nommé Aristote.
D'abord Aristote exprime clairement que la forme argent de
la marchandise n'est que l'aspect développé de la forme valeur simple, c'est à
dire de l'expression de la valeur d'une marchandise dans une autre marchandise
quelconque, car il dit :
« 5 lits = 1 maison » (« Klinai pente anti oikiaz ») « ne diffère pas
» de :
« 5 lits = tant et tant d'argent » (« Klinai pente anti ... osou ai pente klinai »).
Il voit de plus que le rapport de valeur qui confient cette
expression de valeur suppose, de son côté, que la maison est déclarée égale au
lit au point de vue de la qualité, et que ces objets, sensiblement différents,
ne pourraient se comparer entre eux comme des grandeurs commensurables sans
cette égalité d'essence. « L'échange, dit-il, ne peut avoir lieu sans
l'égalité, ni l'égalité sans la commensurabilité » ( “ out isothz mh oushz summetriaz ” ). Mais ici il hésite et
renonce à l'analyse de la forme valeur. « Il est, ajoute-t-il, impossible en
vérité ( “ th men oun alhqeia adunaton
” ) que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles »,
c'est-à-dire de qualité égale. L'affirmation de leur égalité ne peut être que
contraire à la nature des choses ; « on y a seulement recours pour le besoin
pratique ».
Ainsi, Aristote nous dit lui-même où son analyse vient
échouer, — contre l'insuffisance de son concept de valeur. Quel est le « je ne
sais quoi » d’égal, c'est-à-dire la substance commune que représente la
maison pour le lit dans l'expression de la valeur de ce dernier ? «Pareille
chose, dit Aristote, ne peut en vérité exister. » Pourquoi ? La maison
représente vis-à-vis du lit quelque chose d'égal, en tant quelle représente ce
qu'il y a de réellement égal dans tous les deux. Quoi donc ? Le travail humain.
Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des
marchandises, que tous les travaux sont exprimés ici comme travail humain
indistinct et par conséquent égaux, c'est que là société grecque reposait sur
le travail des esclaves et avait pour base naturelle l'inégalité des hommes et
de leurs forces de travail. Le secret de l'expression de la valeur, l'égalité
et l'équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu'ils sont du travail
humain, ne peut être déchiffré que lorsque l'idée de l'égalité humaine a déjà
acquis la ténacité d'un préjugé populaire. Mais cela n'a lieu que dans une
société où la forme marchandise est devenue la forme générale des produits du
travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme producteurs
et échangistes de marchandises est le rapport social dominant. Ce qui montre le
génie d'Aristote c'est qu'il a découvert dans l'expression de la valeur des
marchandises un rapport d'égalité. L'état particulier de la société dans
laquelle il vivait l'a seul empêché de trouver quel était le contenu réel de ce
rapport.
d) Ensemble de la forme valeur
simple.
La forme simple de la valeur d'une marchandise est contenue
dans son rapport valeur ou d'échange avec un seul autre genre de marchandise
quel qu'il soit. La valeur de la marchandise A est exprimée qualitativement par
la propriété de la marchandise B d'être immédiatement échangeable avec A. Elle
est exprimée quantitativement par l'échange toujours possible d'un quantum déterminé
de B contre le quantum donné de A. En d'autres termes, la valeur d'une
marchandise est exprimée par cela seul qu'elle se pose comme valeur d'échange.
Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de
parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d'usage et valeur
d'échange, pris à la lettre, c'était faux. La marchandise est valeur d'usage ou
objet d'utilité, et valeur. Elle se présente pour ce qu'elle est, chose double,
dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme
naturelle, celle de valeur d'échange ; et elle ne possède jamais cette forme,
si on la considère isolément. Dès qu'on sait cela, la vieille locution n'a plus
de malice et sert pour l'abréviation.
Il ressort de notre analyse que c'est de la nature de la
valeur des marchandises que provient sa forme, et que ce n'est pas au contraire
de la manière de les exprimer par un rapport d'échange que découlent la valeur
et sa grandeur. C'est là pourtant l'erreur des mercantilistes et de leurs
modernes zélateurs, les Ferrier, les Ganilh, etc.[22],
aussi bien que de leurs antipodes, les commis voyageurs du libre-échange, tels
que Bastiat et consorts.
1 comment