Celui-ci habitait, rue des Corroyeurs-Noirs, une antique demeure à double pignon dont la façade en briques s’historiait, au-dessus de la porte, d’un bas-relief représentant un navire, aux voiles gonflées comme des seins. Ç’avait été autrefois le siège de la corporation des bateliers à Bruges, et la date de 1578, authentique dans un cartouche, affirmait sa noble ancienneté. La porte, les serrures, les vitraux, tout avait été savamment reconstitué selon les vieux styles, tandis que les briques furent mises à nu, rejointoyées à neuf, avec, ça et là, la patine des années laissée intacte sur les pierres. Cette précieuse restauration, c’est Borluut qui l’avait exécutée pour son ami, à ses débuts pour ainsi dire, et sortant à peine de l’académie où il avait fait ses études d’architecte. Ce fut une leçon publique, une leçon de beauté, donnée à ceux qui, possédant de vieilles demeures, les laissaient s’effriter irréparablement ou les démolissaient pour rebâtir de banales maisons modernes.
Van Hulle, lui, s’enorgueillissait de son logis au visage de passé. C’est bien ce qu’il fallait pour ses vieux meubles, ses curiosités anciennes, étant moins antiquaire et marchand que collectionneur, vendant seulement si on lui offrait de gros prix et que cela lui convînt, fantasque et en droit de l’être, puisqu’il possédait du bien. Il vivait là avec ses deux filles, resté veuf depuis longtemps. C’est par hasard et peu à peu qu’il était devenu antiquaire. Au début, il se bornait à aimer, à recueillir les vieilles choses locales : les faïences d’un indigo profond qui servaient de cruches pour la bière ; les armoires de verre abritant quelque Madone de bois colorié, vêtue de soie et de point de Bruges ; les bijoux, colliers, oiseaux de tir à l’arc des gildes du XVe siècle ; les bahuts à panneaux bombés de la renaissance flamande – toutes les épaves, intactes ou cicatrisées, des récents siècles, tout ce qui venait témoigner dans le présent de la riche patrie ancienne. Mais il avait acheté moins pour revendre et faire le commerce que par amour de la Flandre et de la vieille vie flamande.
Or, les âmes pareilles se reconnaissent vite au milieu de la foule, et s’assemblent. Il n’existe jamais, dans un temps, si exceptionnel qu’on puisse être, une âme, seule de son espèce. Car il faut que tout idéal s’accomplisse, que toute pensée se formule ; c’est pourquoi la Destinée s’assure de plusieurs qui soient d’accord, afin que l’un, à défaut de l’autre, arrive jusqu’à la réalisation. Il y a toujours quelques âmes ensemencées à la fois, pour que fleurisse, en l’une du moins, le lis immanquable.
Le vieil antiquaire était un flamand passionné de sa Flandre ; Borluut aussi, que son art d’architecte avait mené à l’étude et à l’amour de cette Bruges unique, qui apparaissait tout entière un poème de pierre, une châsse enluminée. Borluut s’était voué à elle, à l’embellir, à lui restituer toute sa pureté de style ; dès le début, il comprit ainsi sa vocation et sa mission… Il était donc naturel qu’il eût rencontré Van Hulle et se fût lié avec lui. D’autres bientôt s’étaient joints : Farazyn, un avocat, qui serait le porte-parole de la Cause ; Bartholomeus, un peintre, fervent de l’art flamand ; ainsi le même idéal suscita leur réunion hebdomadaire qui avait lieu maintenant tous les lundis, le soir, chez le vieil antiquaire. Ils venaient là s’entretenir de la Flandre, comme s’il y avait quelque chose de changé ou d’imminent pour elle. C’étaient des souvenirs, des enthousiasmes, des projets. De penser la même chose, il leur semblait posséder ensemble un secret. Ils en avaient une joie et un émoi. C’était comme s’ils avaient conspiré. Exaltation vaine de désœuvrés et de solitaires qui, dans cette vie grise, se donnaient l’illusion de l’Action et de jouer des rôles. Ils se leurraient avec des paroles et des mirages. Pourtant leur patriotisme, d’être naïf, était chaleureux ; ils rêvaient pour la Flandre et pour Bruges, chacun à sa manière, une beauté nouvelle.
Ce soir-là, il y eut grande allégresse chez Van Hulle, à cause du triomphe de Borluut. Ç’avait été un après-midi d’art et de gloire, où la ville sembla renaître, fut celle d’autrefois avec son peuple massé sur la place publique, au pied du beffroi dont l’ombre était assez vaste pour le parquer tout entier. Quand Borluut arriva chez l’antiquaire, ses amis lui pressèrent les mains, l’étreignirent contre leur poitrine dans une effusion silencieuse. Il avait bien mérité de la Flandre ! Car tous avaient compris son intervention inopinée…
– Oui, fit Borluut, quand j’ai entendu, au carillon, leurs airs modernes et leurs flonflons, j’ai senti un grand chagrin. J’ai tremblé à l’idée qu’on nommât l’un d’eux, qui pourrait ainsi, officiellement, verser du haut du beffroi cette musique vile, en salir nos canaux, nos églises, nos visages. Alors j’eus la pensée instantanément de concourir pour évincer les autres. Je connaissais bien le carillon, ayant parfois joué, les jours où j’allais voir le vieux Bavon De Vos. Et puis, quand on sait toucher les orgues… D’ailleurs, j’ignore presque comment j’ai fait.
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