J’étais fou, inspiré, transporté…

– Le plus admirable, fit Bartholomeus, ce fut d’avoir joué nos noëls anciens. J’ai eu des larmes aux yeux ; c’était si doux, si doux, si lointain, si lointain… Les hommes doivent réentendre ainsi parfois les chansons de leur nourrice.

Farazyn dit :

– Le peuple tout entier fut ému, parce que c’était en effet la voix de son passé. Ah ! ce bon peuple de Flandre, quelles énergies sont encore en lui, qui éclateront, sitôt qu’il aura repris conscience de lui-même. La patrie renaîtra, quand de plus en plus elle aura restauré sa langue.

Alors Farazyn s’exalta, développa tout un vaste plan de renaissance et d’autonomie :

– Il faut qu’en Flandre on parle flamand, non seulement parmi le peuple, mais dans les assemblées, en justice ; que tous les actes, pièces officielles, jugements, noms de rue, monnaies, timbres, que tout soit flamand, puisque nous sommes en Flandre, puisque le français est le parler de France, et que la domination a cessé.

Van Hulle écoutait, sans rien dire, taciturne comme à l’ordinaire ; mais une flamme courte, intermittente, soufrait ses yeux stagnants… Ces projets de branle-bas l’inquiétaient ; il eût préféré un patriotisme plus intime et plus silencieux, un culte pour Bruges comme pour une morte dont un peu d’amis parent le tombeau.

Bartholomeus objecta :

– Oui, mais comment effacer tous les vainqueurs ?…

– Aucun ne fut le vainqueur, riposta Farazyn… Qu’on rétablisse ici le flamand, et la race est neuve, intacte, telle qu’au Moyen Âge. L’Espagne elle-même n’a rien pu sur l’esprit. Elle a laissé quelque chose uniquement dans le sang. Sa conquête fut un viol. Il n’en est résulté que des enfants qui, en Flandre, eurent ses cheveux noirs, sa chair ambrée… On en retrouve encore jusqu’aujourd’hui.

Farazyn s’était tourné, en disant cela, vers une des filles de l’antiquaire… Tous sourirent. Barbe, en effet, offrait un de ces types étrangers, violemment brune, avec la bouche rouge comme un piment dans le visage mat, cependant que les yeux étaient demeurés de la race originelle, couleur de l’eau des canaux.

Elle écoutait la discussion, intéressée, un peu fiévreuse, remplissant de bière blonde les pintes de grès ; tandis que, à côté d’elle, sa sœur Godelieve, indifférente, eût-on dit, et l’esprit ailleurs, accompagnait la causerie bruyante du ronronnement de son carreau de dentellière.

Le peintre les avait regardées :

– Certes, fit-il ; l’une, c’est la Flandre ; l’autre, c’est l’Espagne.

– Mais elles ont la même âme, riposta Farazyn. Tout le monde en Flandre est pareil. L’Espagne n’a pu atteindre l’âme… Qu’est-ce qu’elle nous a laissé : quelques noms de rues, comme, à Bruges, la rue des Espagnols ; des enseignes de cabaret ; et, çà et là, une Maison Espagnole avec une façade à pignons, des vitres glauques, un perron d’où la mort souvent descendait. Et c’est tout. Bruges est intacte, vous dis-je. Ce n’est pas comme Anvers qui, elle, ne fut pas violée par son vainqueur, mais l’a aimé. Bruges est l’âme flamande intégrale ; Anvers est l’âme flamande occupée par les Espagnols ; Bruges est l’âme flamande restée à l’ombre ; Anvers est l’âme flamande mise au soleil étranger. Anvers dès lors, et maintenant encore, fut plus espagnole que flamande. Son emphase, sa morgue, sa couleur, sa pompe, sont de l’Espagne ; et même ses corbillards, termina-t-il, couverts d’or et comme des châsses.

Tous acquiescèrent, tandis que Farazyn parlait ; il était vraiment la voix de leurs pensées, et il avait, en discourant, un lyrisme contagieux, un grand geste qui semblait chaque fois cueillir quelque chose tout à coup mûr en eux…

– Il n’y a, du reste, ajouta Bartholomeus, qu’à comparer le génie de leurs peintres : Bruges eut Memling, qui est un ange ; Anvers eut Rubens, qui est un ambassadeur.

– Et leurs tours donc ! renforça Borluut. Rien ne renseigne plus exactement sur un peuple que ses tours. Il les fait à son image et à sa ressemblance. Or, le clocher de Saint-Sauveur à Bruges est sévère. On dirait une citadelle de Dieu. Il n’a voulu être que de la foi, superposant ses blocs comme des actes de foi. Au contraire, la tour d’Anvers est légère, ajourée, coquette, un peu espagnole aussi, avec sa mantille de pierre dont elle se coiffe sur l’horizon…

Bartholomeus intervint pour faire une réflexion juste :

– Quoi qu’il en soit de l’Espagne, même à Anvers, qu’elle a viciée en partie, partout en Flandre, de la mer à l’Escaut, il est heureux que l’Espagne soit venue, fût-ce au prix de l’Inquisition, des autodafés, des tenailles, du sang et des larmes qui coulèrent. L’Espagne a gardé la Flandre au catholicisme. Elle l’a sauvée de la Réforme, car, sans elle, la Flandre serait devenue protestante comme la Zélande, la province d’Utrecht, tous les Pays-Bas ; et alors la Flandre n’eût plus été la Flandre !…

– Soit, dit Farazyn, mais tous les couvents d’aujourd’hui sont un autre péril. Nous avons ici des ordres religieux comme nulle part : des Capucins, des Carmes déchaussés, des Dominicains, des séminaristes, sans compter le clergé séculier ; et tant d’ordres pour les femmes : Béguines, Pauvres Claires, Carmélites, Rédemptoristines, Dames de Saint-André, Sœurs de charité, Petites Sœurs des pauvres, Dames anglaises, Sœurs noires de Béthel… C’est ce qui explique en partie qu’il y ait dans la population dix mille femmes de plus, ce qui n’existe dans aucune ville du monde. Chasteté signifie stérilité ; et ces dix mille religieuses ont pour corollaire nos dix mille indigents que le bureau de bienfaisance entretient. Ce n’est pas ainsi que Bruges surmontera sa déchéance et redeviendra grande.

Borluut intervint. Sa voix était grave. On sentait qu’il croyait d’une façon très chère et très jalouse à ce qu’il commençait de dire :

– N’est-ce pas ainsi qu’elle est grande ? répliqua-t-il à son ami.