Et, chose curieuse en effet, durant la longue conversation que les deux détectives eurent alors sur l’affaire du Cercle Rouge, Parr ne fit pas mention de l’entrevue que Thalia Drummond venait d’avoir avec un inconnu.
De bonne heure le lendemain matin, Parr et Yale partirent pour la petite ville où l’on avait arrêté et emprisonné un certain Ambrose Sibly, ex-premier matelot, accusé du meurtre de Mr Beardmore père. Sur sa requête, le fils de la victime fut autorisé à accompagner les deux détectives, mais il n’assista pas à l’interrogatoire qu’ils firent subir au prisonnier.
Celui-ci était un pauvre homme dans tous les sens de l’expression : petit, chétif, malpropre, ne sachant ni lire ni écrire, ce misérable individu n’était qu’une brute. Il avait un casier judiciaire assez chargé, comme l’avait découvert Parr grâce aux empreintes digitales de l’accusé.
D’abord, il ne paraissait pas disposé aux aveux et ce fut l’habile interrogatoire de Yale plutôt que l’autorité de Parr qui le détermina enfin à confesser son crime :
– Eh bien oui, c’est moi qui l’ai fait.
Outre les deux détectives, un sténographe autorisé se trouvait dans la cellule et transcrivait questions et réponses.
– Vous m’avez pris, ajouta l’homme, uniquement à cause de mon goût trop prononcé pour le whisky. Et puisque j’ai commencé, je vais tout vous dire, Sirs : j’ai aussi tué Harry Hobbs. Il était quartier-maître à bord de l’Oritianga avec moi en 1920… On ne peut me pendre qu’une fois, n’est-ce pas ? J’ai donc tué aussi cet homme et l’ai lancé par-dessus bord… à cause d’une femme dont nous avions tous deux fait la connaissance à Newport News, en Amérique. Une fois débarqué, on me renvoya. Je fus recueilli par la Société de protection des matelots, mais on me mit à la porte un soir que j’étais ivre. Dans la rue, un agent me cueillit et j’écopai de sept jours de prison. Que n’ai-je eu un mois ! Je ne serais pas ici. Enfin, une nuit, plusieurs jours après ma sortie de prison, j’errais dans les rues à la recherche de mégots de cigares ; j’aurais vendu mon âme pour un croûton de pain ou une goutte de whisky… Pour comble j’avais une horrible rage de dents…
À ce moment, Parr leva la tête et rencontra le regard malicieux de Derrick Yale. Mais le prisonnier poursuivait :
– Je me voyais déjà condamné à passer une autre nuit dans la rue lorsque j’entendis quelqu’un me dire : « Montez ! » Je regardai : une auto était arrêtée à côté de moi au bord du trottoir. Je crus avoir mal entendu, mais l’homme de l’auto répéta : « Montez, montez donc ! C’est à vous que je parle ! » Et il m’appela par mon nom. Je ne me le fis pas répéter une troisième fois. L’auto partit et roula assez longtemps. Le chauffeur ne disait plus rien et évitait les rues trop éclairées.
Au bout d’un certain temps, il s’arrêta et me parla. Il savait tout ce qui me concernait. Vous imaginez ma surprise ! Il connaissait l’affaire Harry Hobbs – dont le jury m’avait acquitté – et tout mon passé. Après cela, il me demanda si je voulais gagner facilement cent livres. À ma réponse affirmative, il m’expliqua qu’un vieux gentleman lui avait fait du tort et qu’il voulait le faire disparaître. J’hésitai d’abord ; mais il m’affirma qu’il pourrait, s’il voulait, me faire pendre pour le meurtre d’Hobbs. Il m’assura ensuite que je ne risquais absolument rien, qu’il me fournirait une bicyclette pour fuir… Finalement, j’acceptai.
La semaine suivante, nous eûmes une autre entrevue à Steyne Square et il me donna ses dernières instructions. Il m’apprit que Mr Beardmore faisait généralement une courte promenade dans son parc chaque matin et que j’aurais là une bonne occasion. Je partis. J’arrivai aux environs de la villa au commencement de la nuit, et m’installai dans le bois pour la nuit. Il n’y avait pas une heure que j’étais là lorsque j’eus une grande frayeur : quelqu’un passa près de moi, un homme de haute taille. Ce devait être un garde-chasse. Je ne l’ai vu que de dos. Heureusement, il ne m’aperçut pas.
Et je crois que c’est tout… Le lendemain matin, le vieux gentleman vint se promener par là et je l’abattis d’un seul coup de revolver… Je ne me rappelle pas très bien, car j’avais bu du whisky toute la nuit. Je fus tout juste capable d’enfourcher la bicyclette… Et j’aurais fui beaucoup plus rapidement sans ce diable de whisky.
– C’est bien tout ? demanda Parr lorsque cette déposition fut relue à l’accusé et qu’il l’eut signée d’une croix.
– Oui, c’est tout.
– Vous ne pouvez rien dire de plus sur l’homme qui vous a fait commettre ce crime ?
– Absolument rien, je vous jure… Une seule chose cependant, reprit-il après un moment de réflexion : il se servait fréquemment d’un mot que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais entendu… Ce doit être un homme instruit. Ainsi nous avions, à bord de notre bateau, un quartier-maître qui avait été au collège et qui employait des mots… des mots savants…
– Mais quel est le mot qui vous a frappé dans vos conversations avec votre employeur ?
Le prisonnier se gratta la tête.
– Il se peut que je m’en souvienne à un moment ou à un autre, dit-il, mais maintenant… je ne sais plus.
On ne put lui en faire dire davantage et on le laissa.
Quatre heures plus tard, le geôlier lui apporta son repas.
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