Le prisonnier était étendu sur son lit et le geôlier le secoua par le bras.
– Réveillez-vous ! lui cria-t-il.
Ambrose Sibly ne devait plus jamais se réveiller. Il était mort.
Dans le pot d’eau qui se trouvait dans sa cellule, on trouva assez d’acide cyanhydrique pour tuer cinquante hommes.
Ce ne fut pas la présence de ce poison qui intéressa prodigieusement l’inspecteur Parr rappelé en toute hâte, mais un petit cercle de papier rouge qui flottait sur l’eau de la cruche.
12
LES BOTTINES POINTUES
Félix Marl, enfermé à double tour dans sa chambre à coucher, se livrait à une besogne assez déplaisante.
Lors de son séjour dans les prisons de l’État, vingt-cinq ans auparavant, il avait appris le métier de cordonnier. Mais son travail consistait alors à réparer, non à détruire. Aujourd’hui, cependant, il découpait à l’aide d’un canif effilé le cuir d’une paire de bottines vernies en lanières étroites, qu’il jetait au fur et à mesure dans le feu ardent de sa cheminée.
Il y a des hommes qui vivent et souffrent intensément. Mr Marl était de ces créatures qui peuvent ressentir en un seul jour les affres d’un siècle d’enfer. Il avait lu dans un journal que l’on avait remarqué des empreintes de pas dans le jardin de Mr Beardmore, et de nouvelles terreurs avaient envahi son âme déjà pleine d’appréhensions. S’il n’était pas encore en enfer, il n’en avait pas moins déjà fort chaud, le front ruisselant de sueur devant le brasier qu’il avait allumé pour brûler ses bottines.
Enfin, le dernier fragment termina de griller sur les charbons ; il referma son canif, se lava les mains et ouvrit la fenêtre.
Il songeait qu’il eût été bien préférable de suivre sa première idée, et il se reprochait la pusillanimité qui l’avait poussé à prendre son revolver avec lui, lors de cette fameuse escapade… Mais il ne risquait plus rien. Personne n’avait pu le voir.
En de tels tempéraments, les moments d’affolement et de sérénité se succèdent rapidement. Ainsi, en descendant de sa chambre pour se rendre à sa petite bibliothèque, Mr Marl avait presque oublié qu’il courait tout de même quelque danger.
Évidemment, il avait écrit cette lettre très conciliante et très humble et l’avait, croyait-il, fait parvenir sûrement à son destinataire… La retrouverait-on ? Il eut un frisson… « Mais, bah ! » se dit-il en chassant cette idée.
Son domestique lui apporta son thé et le disposa sur une petite table à côté du bureau.
– Pouvez-vous recevoir ce monsieur, maintenant ? demanda-t-il.
– Eh quoi ? Quel monsieur ?
– Je vous ai averti tout à l’heure que quelqu’un désirait vous voir.
Marl se rappela que l’on avait en effet frappé à sa porte pendant qu’il découpait ses bottines.
– Qui est-ce ? interrogea-t-il.
– J’ai mis sa carte sur votre bureau, Sir.
– N’avez-vous pas répondu que j’étais occupé ?
– Oui, mais ce monsieur a dit qu’il attendrait.
Le domestique, ayant repris la carte du visiteur, la tendit à Mr Marl qui pâlit.
– C’est le Chef de la Sûreté ! s’écria-t-il. Que me veut-il ?
Il s’essuya le front d’une main tremblante.
– Faites entrer, dit-il en faisant un violent effort sur lui-même pour paraître calme.
Il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer l’inspecteur Parr, et l’aspect placide de ce fonctionnaire le rassura dès l’abord.
– Asseyez-vous donc, inspecteur. Je m’excuse de vous avoir fait attendre, mais j’étais fort occupé.
Parr s’assit au bord de la chaise que lui désignait Marl et s’excusa de son côté en balançant son chapeau sur ses genoux.
– J’ai cru bien faire d’attendre, dit-il, car je désirais vous entretenir au sujet de l’assassinat de Mr Beardmore.
Marl ne répondit rien, concentrant tous ses efforts pour empêcher ses lèvres de trembler et assumer un intérêt poli.
– Vous connaissiez très bien Mr Beardmore ? reprit Parr.
– Non, pas très bien, mais j’avais fait quelques affaires avec lui.
– Vous l’aviez rencontré plusieurs fois ?
Marl hésita. Il était de ceux à qui le mensonge se présente d’abord à l’esprit et qui ont une préférence habituelle pour lui.
– Oui, avoua-t-il cependant. Je ne l’avais pas vu depuis fort longtemps, en tout cas.
– Où se trouvait Mr Beardmore lorsque vous êtes entré dans la villa ?
– Sur la terrasse.
– Vous l’y avez vu ?
– Oui.
– On m’a rapporté, reprit Parr en considérant son chapeau, que – pour une raison que j’ignore – vous avez alors été saisi d’une émotion subite… Le fils de la victime, Mr Beardmore dit que vous avez semblé momentanément terrifié… Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ?
Mr Marl haussa les épaules et eut un sourire forcé.
– Je croyais avoir expliqué que c’était une faiblesse cardiaque… J’y suis sujet.
Parr retourna son chapeau comme pour en examiner curieusement le fond et ne releva pas même les yeux pour dire :
– Ce n’était pas de voir Mr Beardmore ?
– Mais naturellement non… Pourquoi la vue de Mr Beardmore aurait-elle pu m’effrayer, je vous le demande ? J’avais longuement correspondu avec lui et le connaissais…
– Cependant vous ne l’aviez pas vu depuis de nombreuses années !
– C’est exact, mais encore…
– Et votre crise cardiaque explique seule votre émotion ? interrompit Parr en relevant subitement les yeux pour fixer son interlocuteur.
– Absolument. D’ailleurs, j’avais pour ma part presque oublié déjà ce petit incident.
– Très bien. Mais il est un autre point que je voudrais éclaircir, reprit le policier en s’absorbant de nouveau dans la contemplation de son couvre-chef : le jour de votre visite, vous portiez bien des chaussures pointues ?
Marl fronça du sourcil.
– Peut-être bien, dit-il, je ne me rappelle pas.
– Vous êtes-vous promené dans le jardin ?
– Non.
– Vous n’avez pas fait quelques pas hors du chemin pour… hem… pour admirer le bâtiment ?
– Non, non. Je ne suis resté dans la maison que quelques minutes et suis reparti en auto.
Parr leva les yeux au plafond.
– Et abuserais-je de votre amabilité en vous demandant si je puis voir les chaussures que vous portiez ce jour-là ?
– Certainement, fit Marl en se levant.
Il sortit et peu d’instants après rapporta une paire de bottines vernies très pointues.
Le policier les prit, en examina attentivement la semelle.
– Parfait, dit-il. Ce ne sont naturellement pas les chaussures que vous aviez ce jour-là, car… (il passa délicatement le doigt sur les semelles) car il y a là de la poussière, et le temps a été humide depuis…
Marl crut que son cœur allait cesser de battre.
– Ce sont pourtant les chaussures que je portais, dit-il sèchement. Ce que vous appelez poussière n’est que de la boue desséchée.
Parr regarda encore son doigt, puis secoua la tête.
– Vous devez vous tromper, dit-il, car c’est bien là de la poussière…
Il déposa les bottines et se leva.
– D’ailleurs, continua-t-il, cela n’a pas grande importance.
Il resta debout, les yeux baissés, si longtemps que Marl ressentit de l’impatience.
– Avez-vous encore d’autres renseignements à me demander ? dit-il.
– Oui, je voudrais avoir le nom et l’adresse de votre tailleur. Voudriez-vous m’écrire cela ?
– Mon tailleur ! Que diable mon tailleur peut-il avoir à faire avec l’affaire Beardmore ? Enfin !
Il éclata de rire, alla à son secrétaire, écrivit nom et adresse et tendit le papier au Chef de la Sûreté.
– Merci beaucoup, et excusez-moi, dit ce dernier en mettant le papier dans sa poche sans l’avoir regardé. Je regrette beaucoup de vous avoir dérangé, mais vous comprenez que tout ce qui s’est passé quelques heures avant le crime peut avoir de l’importance pour l’enquête. Le Cercle Rouge…
– Le Cercle Rouge ! s’exclama Marl…
L’inspecteur le regarda droit dans les yeux.
– Vous ne saviez pas que c’était la bande du Cercle Rouge que l’on tenait pour responsable du crime ?
En toute vérité, Mr Marl ne le savait pas. Il avait lu les journaux, mais comme le Monitor seul avait donné le nom de la mystérieuse association de malfaiteurs et qu’il ne lisait pas ce quotidien, il ignorait ce détail.
Il se rassit en tremblant.
– Le Cercle Rouge ! murmura-t-il encore. Ciel ! Je n’aurais jamais cru…
– Qu’est-ce que vous n’auriez jamais cru ? demanda doucement Parr.
– Le Cercle Rouge… répéta encore Marl tout pâle, je croyais que ce n’était…
De nouveau il s’arrêta au milieu de sa phrase.
Une heure après le départ du Chef de la Sûreté, Félix Marl se tenait encore la tête entre les mains, dans l’obscurité croissante de son bureau.
Le Cercle Rouge !
C’était la première fois – depuis ce ténébreux et lointain passé auquel il ne songeait jamais sans effroi – qu’il avait affaire, si peu et si indirectement que ce fût, avec le célèbre emblème du crime. Ses idées étaient confuses.
– Je n’aime pas ça, dit-il enfin à haute voix.
Il alluma la lumière, passa la soirée à vérifier ses comptes et eut enfin un geste de satisfaction : Il pouvait profiter encore un peu de ce qu’il savait… et puis…
13
MR MARL CONTINUE
Au service du Cercle Rouge, les tâches n’étaient pas toujours désagréables. Thalia Drummond en fut surprise. Elle avait été engagée sans aucune difficulté par Mr Brabazon et elle sentait que l’inconnu de l’auto possédait vraiment une immense influence surnaturelle.
Ce qui l’étonna davantage encore fut de ne recevoir durant tout un mois aucune nouvelle communication de son mystérieux protecteur. Il en vint une à la fin, qu’elle trouva dans son pupitre un matin. C’était une lettre sans suscription ni cercle rouge. Elle lut :
« Faites la connaissance de Marl. Découvrez pourquoi il “tient” Brabazon.
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