Envoyez-moi le chiffre de son compte en banque et prévenez-moi immédiatement lorsque ce compte sera bouclé. Dites-moi aussi si Parr et Derrick Yale viennent à la banque. Télégraphiez à Johnson, 23, Mildred Street. »
Thalia exécuta fidèlement toutes ces instructions, même si elle n’eut l’occasion de voir Mr Marl que quelques jours plus tard.
Derrick Yale ne vint qu’une fois à la banque. Elle l’avait vu lors de son passage à la villa des Beardmore, et même sans cela elle l’eût reconnu aisément, de nombreux journaux ayant publié le portrait du fameux détective.
Elle n’apprit pas ce qu’il était venu faire à la banque, mais par la porte entrebâillée du petit bureau qu’elle occupait seule en qualité de secrétaire particulière, elle vit Yale causer avec un des clercs, et annonça la chose au Cercle Rouge.
Quant à Mr Parr, il n’apparut pas. Elle ne vit pas non plus Jack Beardmore – heureusement, car elle voulait ne plus penser à lui.
Lorsqu’il était troublé, l’austère et précis Mr Brabazon, directeur de l’ancienne banque Seller, avait un tic très particulier : il enroulait une mèche de ses cheveux autour de son index et l’amenait sur le sommet de son crâne dénudé. Dans ce geste, sa main restait en partie sur ses yeux, et il semblait absorbé en méditations philosophiques ou plongé dans une longue prière.
Cependant, en l’occasion rapportée ci-dessous, il écarta sa main pour regarder le gentleman assis en face de lui. Ce visiteur de haute stature respirait avec force et semblait oisif et bon vivant.
– Mon cher Marl, fit doucement le banquier, vous abusez tout de même un peu.
L’autre sourit ironiquement.
– Je vous offre des placements sûrs, Brabazon, vous ne pouvez le nier.
– Vous m’apportez des affaires impossibles dont je suis assez fou pour m’occuper. Il faut en finir. Vous n’avez pas besoin qu’on vous pousse. Votre actif, rien qu’ici, est de plus de cent mille livres.
Marl regarda si la porte était bien fermée et reprit en se penchant vers le banquier.
– J’ai une petite histoire à vous conter, dit-il à voix basse, l’histoire d’un jeune employé de banque sans le sou qui se maria avec la veuve du banquier Seller. Elle aurait pu être sa mère. Mais elle périt tragiquement dans un accident de montagne en Suisse. Elle glissa dans un précipice. Je le sais bien. Je me trouvais justement en cet endroit et prenais des photos du magnifique panorama. Vous ai-je jamais montré cette photo, Brabazon ? Vous êtes dessus, quoique vous ayez affirmé au magistrat enquêteur que vous vous trouviez alors sur l’autre versant de la montagne…
Mr Brabazon ne releva pas les yeux. Son visage demeura imperturbable.
– Maintenant, reprit Mr Marl d’un ton plus naturel, vous projetez, je pense, une nouvelle alliance… matrimoniale.
Le banquier, cette fois, eut un geste.
– Que voulez-vous dire ?
Mr Marl, très amusé, se frappa le genou.
– Qui serait alors la personne que vous avez été retrouver l’autre soir dans une voiture, au coin de Steyne Square ? Ne niez pas ! Je vous ai vu !
Brabazon témoigna alors quelque émotion. Il avait pâli et ses yeux étaient comme rentrés au fond de leurs orbites.
– Je ferai l’affaire que vous me proposez, dit-il.
Mr Marl se préparait à exprimer sa satisfaction lorsqu’on frappa à la porte du bureau.
– Entrez ! fit le banquier.
La personne qui entra eut le don d’attirer à elle toutes les pensées du visiteur. Elle se borna à placer devant les yeux du banquier un message télégraphique et se retira. Mais Marl resta sous le charme. La blancheur du teint, l’or des cheveux, la pureté des traits, toute l’harmonie et la souplesse de la jeune fille le frappèrent.
Il souffla un peu plus fort que d’habitude et, dès que la porte fut refermée :
– Quelle belle petite ! s’écria-t-il. Il me semble l’avoir déjà vue quelque part. Comment s’appelle-t-elle ?
– Drummond. Thalia Drummond, répondit froidement le banquier.
– Thalia Drummond ? N’était-elle pas secrétaire chez Froyant ? Vous lui faites les yeux doux, Brabazon ?
– Moi ? J’ai pour principe de ne pas même regarder mes employées, Mr Marl. Miss Drummond est une bonne secrétaire, c’est tout ce que je lui demande.
Marl se leva, riant toujours.
– Je vous reverrai demain matin à propos de notre affaire, dit-il.
– Eh bien, à 10 h 30, ou plutôt à 11 heures, si vous pouvez, répondit le banquier.
– Bon, à 11 heures.
– À demain donc, fit Mr Brabazon s’efforçant de sourire, mais sans tendre la main à son visiteur.
À peine la porte de son bureau refermée, le banquier revint à sa table, prit une carte de correspondance et, trempant la plume dans de l’encre rouge, y traça un cercle au milieu duquel il écrivit :
« Félix Marl a surpris notre entrevue à Steyne Square. Il habite, 79, place Marisburg. »
Il mit la carte sous enveloppe et indiqua l’adresse suivante : « Mr Johnson, 23, Mildred Street. »
14
THALIA EST INVITÉE
En quittant la banque, Mr Marl passa entre les deux rangées de guichets de la grande salle. Ce faisant, il chercha à apercevoir le frais et beau visage qui l’avait ému. Il y parvint. Thalia Drummond occupait un petit bureau séparé et fermé par du verre dépoli. Sa porte était entrebâillée lorsque Marl apparut :
– Toujours très occupée, miss Drummond ? dit-il en entrant sans façon.
– Oui, toujours, répondit-elle.
– Et pas beaucoup d’amusement, hein ?
– Pas trop.
– Que diriez-vous d’un petit dîner un de ces soirs, avec cinéma ou théâtre ensuite ?
Elle considéra Marl depuis ses cheveux teints jusqu’au bout de ses bottines vernies.
– Vous ne manquez pas de toupet, fit-elle, mais j’adore les dîners fins.
– Au Moulin Gris, voulez-vous ?
Elle eut une moue de mépris.
– Pourquoi pas au restaurant végétarien ? Non, au Ritz-Carlton, ou rien.
Mr Marl, plein de feu, s’empressa :
– Mais oui certainement.
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