Ce soir, voulez-vous ?

Elle fit un signe d’assentiment.

– Venez me prendre chez moi, place Marisburg à 7 h 30, continua-t-il.

Il crut qu’elle allait protester, mais elle accepta.

– Au revoir, à bientôt ! dit-il plein d’orgueil.

– Au revoir, fermez la porte, répondit Thalia en se remettant à tapoter sa machine.

Mais il était écrit qu’elle devait être interrompue ce jour-là. Cette fois, ce fut une jeune fille de bonne mine qui entra. Elle avait observé le manège du vieux beau.

– Qui est cette vieille noix ? fit-elle.

– Un admirateur, répondit calmement Thalia.

– Vous les attirez, dit Milly Macroy avec un peu d’envie.

– Eh bien ! reprit Thalia, je suppose que vous n’êtes pas venue m’entretenir de mes amours ?

– Non, vraiment, mais pour causer de choses sérieuses…

– J’adore les choses sérieuses…

– Vous rappelez-vous le pli chargé que la banque a adressé à la société Sellinger, vendredi dernier ?

– Oui.

– Eh bien ! vous savez, je suppose, qu’ils prétendent n’avoir trouvé que du papier blanc dans l’enveloppe ?

– Vraiment ? dit Thalia en soutenant le plus calmement du monde les regards scrutateurs de sa compagne. Mr Brabazon ne m’en a rien dit.

– J’ai mis les billets dans l’enveloppe, et vous y avez mis les cachets de cire, c’est donc vous ou moi qui les a pris. Je puis jurer que ce n’est pas moi.

– Alors, ce ne peut être que moi, dit Thalia avec son plus innocent sourire. Mais, réellement, Milly, c’est une chose bien sérieuse, savez-vous, de porter une telle accusation contre une frêle et pure jeune fille ?

– Vous êtes très forte, fit Milly avec admiration. Alors nous allons jouer cartes sur table. Il y a un mois, peu de jours après votre arrivée, un billet de cent livres a été volé au guichet du change.

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai su que vous l’aviez converti en petites coupures chez Bilbury, dans le Strand ; je peux vous en dire le numéro si vous doutez…

Thalia affecta un air profondément contrit :

– Quel malheur ! gémit-elle avec le plus grand sérieux. Ciel ! Je suis prise !

– Admirable ! fit Milly. Mais, entre nous, savez-vous que cette affaire Sellinger pourrait vous coûter cher ? Vous aurez besoin de tous vos amis…

– J’espère que vous en avez beaucoup vous-même, car c’est vous qui avez fait semblant de mettre l’argent dans l’enveloppe.

– Mais c’est vous qui l’en avez sorti… Non, Thalia, ne nous disputons pas à ce sujet. Si nous restons unies, ça s’arrangera… Je peux jurer que vous avez cacheté l’enveloppe devant moi, et vous que j’ai mis l’argent devant vous.

Une lueur de malice dansait dans les yeux de Thalia ; elle rit doucement.

– Très bien, dit-elle. Mais je présume qu’après m’avoir sauvée, vous allez me demander quelque chose pour votre peine ?

– Rien de spécial, ma chère. Mais je vous avertis que, si vous voulez beaucoup d’argent, il faut faire mieux que ces petits trucs et venir à ceux qui tentent les grands coups…

– Et… vous en connaissez ?

– Je suis en relation avec un gentleman…

– Dites un homme ; le mot gentleman me fait penser aux tailleurs.

– Un homme, si vous voulez ; il vous observe depuis une semaine ou deux et il est convaincu que vous êtes capable de faire beaucoup d’argent sans difficulté. Il voudrait causer avec vous.

– Un autre admirateur ? fit Thalia en levant légèrement la ligne parfaite de ses sourcils.

La face de Milly se rembrunit.

– Non, dit cette dernière avec force. Nous sommes fiancés…

– Le Ciel me préserve, s’écria Thalia, de m’interposer entre deux cœurs qui s’aiment !

– Ne plaisantez pas ! Je vous répète qu’il ne s’agit pas de sentiment, il s’agit d’affaires sérieuses.

Thalia jouait avec son coupe-papier.

– Et si je n’acceptais pas d’entrer dans votre combinaison ? demanda-t-elle.

– Ne vous décidez pas tout de suite, mais venez dîner avec nous ce soir.

– Il en pleut des invitations à dîner !

– Ah, ce vieux vous a invitée ! fit Milly. Eh bien ! mes compliments !

Ses yeux brillèrent. Elle parut sur le point de faire une confidence, mais s’abstint et dit simplement :

– Vous avez de la chance, il est cousu d’or. Je vous imagine déjà avec un collier de diamants.

– Je préfère les perles, dit Thalia en se remettant au travail. C’est entendu, Milly, je vous reverrai à la sortie.

Mais Milly avait encore quelque chose à dire :

– Attention, n’allez pas parler de nos fiançailles ; ce n’est pas encore officiel !

À ce moment une sonnerie assourdie retentit.

– C’est le patron, dit Thalia en saisissant son calepin. Non, Milly, soyez tranquille, je n’y ferai aucune allusion. Je déteste les contes de fées, d’ailleurs.

Mr Brabazon tendit une enveloppe à sa secrétaire.

– Faites porter cela au plus vite, dit-il.

Thalia prit la missive et lut l’adresse. Elle considéra alors Mr Brabazon avec un intérêt nouveau. Vraiment, le Cercle Rouge recrutait ses membres un peu partout !

15

THALIA FAIT DE MAUVAISES CONNAISSANCES

Thalia Drummond fut presque la dernière à sortir de la banque. Elle s’arrêta devant la porte, et regarda à droite et à gauche en boutonnant ses gants. Remarqua-t-elle l’homme qui l’observait de l’autre côté de la rue ? Nul n’aurait pu le dire. D’ailleurs, dès qu’elle aperçut Milly qui l’attendait à quelques pas, Thalia la rejoignit et elles s’éloignèrent ensemble.

– Vous avez bien tardé, dit Milly. Mon ami n’aime pas attendre, vous savez.

– Il apprendra, répondit Thalia. Je ne me préoccupe pas de ma montre en pareille circonstance.

Après quelques minutes de marche, elles arrivèrent à Reeder Street. Dans ce quartier, les restaurants avaient cherché des noms qui fassent songer aux lieux de plaisir parisiens. Le Moulin Gris était un petit établissement, mais, à l’aide de grandes glaces et d’une multitude de dorures, il faisait un certain effet.

Les tables étaient toutes inoccupées : le Moulin Gris ne faisait pas salon de thé durant l’après-midi.