Les deux jeunes filles montèrent au premier et pénétrèrent dans une petite salle où les attendait un jeune homme brun, au teint huileux, aux cheveux très artistement arrangés et enduits de brillantine. Il était tout de noir habillé, sinon à la mode du jour, du moins avec soin.

Un parfum d’origan, une grande main, une paire d’yeux brillants et hardis… ce fut ce qui frappa Thalia dès l’abord.

Le jeune homme s’était levé vivement.

– Bonjour, miss Drummond, s’écria-t-il. Veuillez vous asseoir. Garçon, du thé !

– Je te présente Thalia Drummond, dit Milly.

– Pas besoin de présentation, s’écria gaiement le jeune homme. J’ai beaucoup entendu parler de vous, miss Drummond ! Je m’appelle Barnet.

– Flush Barnet, dit Thalia, à la surprise plutôt désagréable de son interlocuteur.

– Vous me connaissiez ?

– Elle sait tout, elle connaît tout… observa Milly avec résignation. Et mieux encore, elle connaît Marl qui l’a invitée à dîner ce soir.

Barnet regarda tour à tour les deux femmes puis demanda à Milly Macroy d’un ton un peu menaçant :

– Lui as-tu dit quelque chose ?

– On n’a pas besoin de rien lui dire… Je te répète qu’elle sait tout.

– Mais… la chose ?

– Au sujet de Marl ? Non, je t’ai laissé ce soin.

On apportait le thé, et le silence régna jusqu’au départ du garçon.

– Maintenant, dit alors Flush Barnet, nous pouvons causer tranquillement. Je vais parler franc et vous dire d’abord comment je vous appelle, à part moi…

– Ce doit être très drôle, dit Thalia sans cesser de fixer son interlocuteur.

– Je vous appelle l’astucieuse Thalia… Ça vous ressemble-t-il bien ? fit Barnet en se renversant sur sa chaise pour mieux apprécier la physionomie de la jeune fille. Astucieuse et pis que cela. Vous êtes une méchante petite. J’étais à l’audience le jour où le vieux Froyant vous a convaincue du vol de sa statuette.

– Vous êtes très au courant de la Gazette des Tribunaux, riposta froidement Thalia. Mais ne m’avez-vous fait venir ici que pour échanger des compliments ?

– Non, acquiesça Flush d’une voix où Milly discerna l’admiration que la nouvelle venue inspirait à son amoureux… Je vous ai priée de venir pour parler d’affaires. Nous sommes tous du même métier, et je vous dirai tout de suite que je ne suis pas un de ces petits gâte-sauce qui vivent tant bien que mal de quelques misérables billets égarés par leurs propriétaires.

– J’ai des gens derrière moi qui peuvent avancer n’importe quelle somme si le « coup » en vaut la peine. Et vous, vous ne faites que gâter le métier avec vos petits trucs.

– Oh, vraiment ! fit Thalia. Mais en admettant même que je sois ce que vous dites, en quoi mes petits « trucs », comme vous les appelez, empêchent-ils vos grands coups, à vous ?

Barnet hocha la tête en souriant.

– Ma chère petite, combien de temps croyez-vous que cela puisse durer, ce petit commerce qui consiste à mettre du papier blanc au lieu de billets dans des enveloppes ? Si mon ami Brabazon ne s’était pas sottement mis dans la tête que c’est la poste qui est coupable, vous auriez déjà eu la police dans votre bureau… Et quand je dis « mon ami Brabazon », sachez bien que je ne plaisante pas !

Il songea soudain qu’il s’était laissé aller à trop en dire, mais il était difficile de ne pas faire état de son « amitié » avec le grand banquier… Un peu poussé, il en eût même dit davantage, mais Thalia ne fit aucun commentaire.

– Maintenant, reprit Flush en se penchant vers la jeune fille, je dois vous informer que Milly et moi surveillons depuis plus de deux mois la banque Brabazon. Il y a là beaucoup à faire, non à la banque même, car, je vous le répète, Brabazon est un ami, mais avec les clients. Et celui qui y a le plus fort dépôt, c’est Marl.

– En quoi vous faites erreur, dit tranquillement Thalia. Le compte de Marl ne payerait pas notre tasse de thé.

Il la fixa d’un air incrédule, puis se tourna vers Milly avec une moue :

– Ne m’avais-tu pas dit qu’il avait plus de cent mille livres ?

– Oui.

– Il les avait jusqu’à aujourd’hui, reprit Thalia. Mais cet après-midi Mr Brabazon a été réaliser le tout. À la Banque d’Angleterre, je pense, car les billets qu’il a rapportés étaient tout neufs. Je les ai vus sur son bureau. Il m’a appelé pour dresser le bordereau des valeurs vendues et m’a dit qu’il bouclait le compte de Mr Marl, que ce n’était pas un bon client. Il a porté l’argent lui-même à Mr Marl et, en revenant, m’a dit : « Ça y est, je crois que nous ne reverrons plus ce brigand par ici. »

– Sait-il que Marl vous a invitée ? demanda Milly.

– Non.

Barnet ne disait plus rien, mais, renversé sur sa chaise, gardait les yeux au loin, perdu dans ses pensées.

– C’était une grosse somme ? fit-il enfin.

– Soixante-deux mille…

– Et il a ça chez lui aujourd’hui ! s’écria-t-il, rouge d’émotion. Soixante-deux mille livres ! Entends-tu, Milly ? Et vous dites, Thalia, que vous dînez avec lui ce soir ? Qu’en pensez-vous ?

– Ce que je pense… de quoi ? demanda Thalia sans baisser les yeux.

– C’est une chance unique, dit-il. Vous allez chez lui ce soir ! Merveilleux ! Qu’est-ce que vous en dites ? Vous n’êtes pas incapable de l’endormir, eh ?

– Mais il a probablement des domestiques ?

– Trois, dit Barnet, mais ils sont absents quand monsieur reçoit une dame.

– Il ne doit pas me recevoir chez lui…

– Un petit souper après le spectacle ! Il va vous l’offrir. Dites oui. Il n’y aura personne dans la maison. Je connais mon homme.

– Mais qu’attendez-vous de moi ? Que je le vole ? Que je lui mette un revolver sous le nez en lui disant : « La bourse ou la vie » ?

– Ne faites pas l’imbécile. Vous n’avez absolument rien à faire… Soupez, amusez le bonhomme. N’ayez aucune crainte ; je serai moi-même dans la maison à ce moment-là.

Thalia jouait avec sa cuillère à thé, les yeux baissés.

– Et s’il ne renvoie pas ses domestiques ?

– Absurde ! Il le fait toujours. Allons, miss Drummond, montrez-vous à la hauteur de cette magnifique occasion ! Vous acceptez ?

Elle secoua la tête.

– C’est trop fort pour moi, dit-elle.