Il fut un moment avant de retrouver son souffle.

– Je m’appelle Marl, dit-il enfin, Félix Marl. Vous avez peut-être entendu parler de moi, et je pense que vous êtes, vous-même, le fils de Mr Beardmore ?

– Effectivement, dit Jack. Mais que faisiez-vous par ici ?

– On m’a dit qu’il était plus court de passer par les champs en venant de la gare, mais je vois qu’il n’en est rien, répondit Mr Marl d’une voix encore entrecoupée. Je viens voir votre père.

– Êtes-vous passé près de cet arbre ? demanda encore le jeune homme.

– Pourquoi cette question ? Je vous dis que je suis venu droit à travers champs.

À ce moment Mr Froyant rejoignit les deux interlocuteurs. Il reconnut le nouvel arrivant.

– Mr Marl ! s’écria-t-il. Dites-donc, Marl, n’avez-vous vu personne en passant près de cet arbre ?

Mr Marl secoua la tête. Sans doute l’arbre et son secret ne lui disaient rien.

– Je n’avais pas même remarqué qu’il y eût là un grand arbre, dit-il. Que voulez-vous dire ?

– Rien, cela n’a aucune importance, coupa Harvey Froyant.

Ils arrivèrent bientôt à la villa. Jack s’était chargé du sac du visiteur. Cet homme ne lui faisait pas bonne impression : sa voix était dure et ses manières trop familières. Le jeune Jack se demanda ce que son père pouvait bien avoir à faire avec cet individu.

Ils allaient franchir le seuil de la maison, lorsque, sans motif apparent, le gros et grand Marl poussa un cri et fit un saut en arrière… La peur s’était emparée de lui : cela se lisait sur toute la physionomie livide de cet homme qui tremblait de la tête aux pieds.

– Que diable se passe-t-il ? Qu’avez-vous ? s’écria Froyant avec nervosité.

Après l’émotion que lui avait causée la vue du cercle rouge, il était lui-même extrêmement agité et parvenait tout juste à garder son sang-froid.

– Rien… rien, ce n’est rien, balbutia Marl. Je suis… je suis un peu…

– Gris, je suppose, grogna Froyant.

Après avoir fait entrer les visiteurs, Jack Beardmore se mit à la recherche de Yale. Il découvrit le détective au jardin, étendu sur une chaise, les bras croisés, dans une attitude profondément méditative.

Yale leva les yeux en entendant les pas du jeune homme.

– Je ne sais pas, répondit-il à la question encore informulée que Jack avait sur les lèvres.

Puis, devant le regard interloqué du jeune homme, il se mit à rire.

– N’alliez-vous pas me demander la cause de la frayeur de Marl ?

– En effet… Mais vous êtes incroyable, Yale ! Avez-vous assisté à cet accès de terreur subite ?

– Oui, j’ai tout vu d’ici… Cet homme ne m’est pas inconnu, ajouta-t-il en fronçant du sourcil. Mais où l’ai-je déjà vu ? Qui est-il ? C’est ce que je ne sais… Vient-il souvent ici ? Votre père m’a dit qu’il attendait quelqu’un… Ce doit être cet homme-là.

– C’est la première fois que je le vois, répondit Jack. Mais je me rappelle maintenant que mon père et Froyant font des affaires avec un certain Marl… C’est, je crois, un spéculateur immobilier. Mon père s’intéresse à ces sortes d’affaires depuis quelque temps… Mais, autre chose, Yale ! Je viens de voir la marque du Cercle Rouge sur un arbre !

Il conta la chose en détail, et aussitôt le détective cessa de songer à Marl.

– Je suis parfaitement sûr que le cercle n’était pas sur le tronc lorsque je suis passé la première fois, conclut Jack. On a dû le dessiner pendant que je causais… avec un ami. L’arbre n’est pas en vue de la haie et quelqu’un a fort bien pu s’en approcher et s’en aller sans être vu. Qu’en pensez-vous, Yale ?

– Tout cela m’inquiète, dit le détective d’un ton bref.

Il se leva et se mit à arpenter l’allée du jardin… Après un instant d’attente, Jack le laissa à ses méditations.

Pendant ce temps, Mr Félix Marl se montrait tout à fait incapable de démontrer à Messrs Froyant et Beardmore l’excellence de la proposition qu’il était venu leur soumettre. Il s’agissait, comme l’avait dit Jack, d’achat et de vente de terres, mais Mr Marl n’apporta aucune clarté à l’exposition de l’affaire.

– Je puis à peine parler, Sirs, dit-il ; c’est une indisposition subite… Excusez-moi… J’ai eu une émotion ce matin…

– Qu’était-ce donc ?

– Je… je ne saurais dire… Je ne puis discuter notre affaire… Il… il faudra renvoyer à demain…

– Et croyez-vous que j’aie pris la peine de venir ici pour vous entendre gémir ? lui rétorqua rudement Mr Froyant. Je vous répète qu’il faut conclure cette affaire rapidement. Et Mr Beardmore est du même avis.

Beardmore, à qui il importait peu que l’affaire fût conclue ou non, se mit à rire.

– Ce n’est peut-être pas d’une importance capitale, dit-il, et si Mr Marl ne se sent pas bien, ne le forçons pas… Voulez-vous accepter mon hospitalité pour la nuit, Marl ?

– Non, oh, non ! Non merci ! s’écria l’homme d’affaires, comme saisi d’une nouvelle terreur. Merci, merci bien, mais il faut que je rentre…

– Comme vous voudrez, dit le maître de la maison d’un ton indifférent en rassemblant les papiers épars sur la table.

Ils sortirent tous trois dans le hall où se trouvait Jack.

L’auto de Mr Beardmore reconduisit Mr Marl à la gare.

Dès lors les faits et gestes de l’homme d’affaires eussent été assez curieux à observer. Il fit enregistrer son sac pour la ville et il monta dans le train, mais il descendit à la station suivante.

Ensuite, pour un homme qui n’aime pas les exercices physiques et qui s’essouffle à la moindre montée, il déploya un véritable courage, faisant à pied les quinze kilomètres qui le séparaient alors de la villa de Mr Beardmore.

Il faisait presque nuit lorsqu’il arriva dans les bois privés qui touchent au parc. Il s’assit sur l’herbe et attendit patiemment que l’obscurité fût complète.

Durant cette attente il ne se lassa pas d’examiner avec un soin jaloux le lourd browning extrait de son sac au moment de prendre son train.

5

UNE JEUNE FILLE DANS LES BOIS

– Je me demande pourquoi ce bonhomme n’est pas revenu ce matin, dit James Beardmore avec agacement.

– Qui donc ? demanda Jack.

– Marl.

– L’homme d’affaires qui est venu hier ? interrogea le détective Yale.

Les trois hommes se trouvaient sur la terrasse de la villa et, de ce point élevé, la vue s’étendait fort loin. Le train du matin était arrivé et était reparti. On en apercevait encore les volutes de fumée à une dizaine de kilomètres au pied des collines.

– Oui, répondit Mr Beardmore. Il me faudra téléphoner à Froyant et lui dire de ne pas se déranger.

Mr Beardmore se frotta le menton d’un air songeur.

– Marl m’intrigue, poursuivit-il. Ce n’est pas un incapable quoiqu’il ait fait de la prison autrefois… Il est redevenu honnête, je le crois… Mais qu’est-ce qui lui a pris hier ? Il est arrivé pâle comme la mort, et tremblant de tous ses membres…

– Je suppose qu’il a eu quelque crise cardiaque, répondit Jack… Je crois qu’il a marmotté quelque chose sur le mauvais état de son cœur…

Beardmore sourit, rentra dans le hall et en ressortit une canne à la main.

– Je vais faire une petite promenade, dit-il… Non, inutile de m’accompagner… J’ai à réfléchir… et je vous promets, Yale, de ne pas sortir de la propriété… Quoique je n’attache guère d’importance aux menaces de brigands.

Yale secoua la tête.

– Pourtant, ce cercle rouge sur le tronc d’arbre, hier… dit-il.

Mr Beardmore eut un geste de mépris.

– Il en faudra plus que ça pour m’extorquer cent mille livres.

Il fit un signe d’adieu, descendit les degrés de pierre de la terrasse et se dirigea vers le parc. Son fils et le détective le suivaient des yeux.

– À votre avis, mon père court-il vraiment quelque danger ? interrogea Jack.

Yale continua un instant à considérer le promeneur qui s’éloignait, puis se retourna.

– Du danger ! dit-il.