Cet homme a des facultés étonnantes. Que vous ne les compreniez pas ne prouve rien contre elles.

– Croyez-vous vraiment, Sir, répondit Parr un peu piqué, qu’on puisse déduire d’après une cartouche trouvée par terre le signalement de la personne qui s’en est servi et la nature de ses pensées ? C’est absurde !

– Pas tant que cela, dit tranquillement le Préfet. La psychométrie est une science pratiquée depuis longtemps. Des gens sont doués d’une sensibilité si grande qu’ils peuvent recevoir des impressions échappant au commun des mortels ; Yale est ainsi.

– Il se trouvait à moins de deux cents mètres de l’endroit où Mr Beardmore a été assassiné, riposta Parr, et il n’a pas arrêté le meurtrier.

– Je sais. D’ailleurs, vous non plus. Il y a quelques mois, vous m’avez fait part de votre plan d’attaque contre le Cercle Rouge, et je l’ai approuvé. Nous en attendions sans doute de trop beaux résultats. Maintenant, il vous faut chercher autre chose, Parr ; je suis désolé d’avoir à vous le dire.

Parr ne répondit pas immédiatement. Après un moment de réflexion, il prit une chaise et s’assit à côté du Préfet, surpris.

– Sir, je vais vous dire une chose, commença-t-il avec une vivacité qui lui était peu habituelle : les individus qui composent le Cercle Rouge sont faciles à trouver. J’en fais mon affaire, si vous me donnez un peu de temps. Mais c’est la tête qui importe. Si je pouvais atteindre la tête, les membres ne compteraient plus. Pour cela, j’aurais besoin de pouvoirs plus étendus…

– De pouvoirs plus étendus ? Expliquez-vous !

– Je vous explique…

Parr parla longuement et de telle façon qu’il laissa le Préfet silencieux et un peu abasourdi.

Moins d’une heure plus tard, Parr pénétrait dans un vaste immeuble du centre de la ville. Au troisième étage, il sonna au bureau du détective Derrick Yale. Celui-ci l’attendait.

On ne saurait imaginer plus violent contraste qu’entre ces deux hommes : autant l’inspecteur Parr était massif et lourd d’aspect, autant le détective privé, mince et agile, paraissait nerveux et délicat.

– Comment cela s’est-il passé, Parr ?

– Plutôt mal. Le Préfet m’en veut. Mais avez-vous découvert quelque chose de nouveau ?

– J’ai retrouvé l’homme qui avait mal aux dents. Il s’appelle Sibly ; c’est un marin et il a été aperçu dans le voisinage de la villa Beardmore le lendemain du crime. Et voici un télégramme qui m’annonce qu’il a été arrêté hier pour ivrognerie et tapage. On a trouvé sur lui un browning qui doit être l’arme dont il s’est servi pour assassiner Mr Beardmore. Vous vous rappelez que la balle retrouvée provenait d’un browning.

Parr fit un geste d’étonnement.

– Comment avez-vous découvert tout cela ?

– Vous n’avez pas grande confiance en mes déductions, dit Yale en souriant, sans quoi je vous dirais qu’il m’a suffi de sentir la douille pour connaître l’homme qui s’en était servi. J’ai donc envoyé un de mes agents à sa recherche et voici le résultat, conclut-il en montrant le télégramme.

Les traits placides de Mr Parr se contractèrent, ce qui n’eut pas pour effet de le rendre plus beau.

– Donc l’assassin est pris, dit-il doucement ; je me demande cependant si c’est lui qui a écrit ceci.

Il sortit de son portefeuille un fragment de papier dont les bords étaient visiblement noircis par le feu et le tendit à Yale.

– Où avez-vous trouvé cela ? demanda ce dernier.

– Dans les cendres de la cheminée de Mr Beardmore.

Le fragment provenait d’une feuille de papier déchirée en plusieurs morceaux. Il portait ces mots tracés par une main peu sûre :

« Laisser tranquille

vous laisserai tranquille »

Yale secoua la tête.

– C’est du chinois pour moi, dit-il.

Il soupesa le papier sur sa paume ouverte.

– Je ne ressens rien, dit-il, le feu a détruit l’aura…

Parr reprit le document et le replaça soigneusement dans son portefeuille.

– Je voulais encore vous dire que quelqu’un portant des souliers pointus et fumant un cigare a dû errer autour de la villa. J’ai observé les empreintes de la chaussure dans une plate-bande et ai trouvé de la cendre de cigare au pied d’un arbre.

– Qu’en concluez-vous ? fit Yale surpris à son tour.

– Je pense que quelqu’un voulant avertir Mr Beardmore a écrit la note dont nous venons de voir un fragment et l’a apportée de nuit à la villa. Mr Beardmore a dû en prendre connaissance puisqu’il l’a brûlée…

Un léger coup à la porte l’interrompit.

– C’est Jack Beardmore, chuchota Yale.

Jack Beardmore avait le visage pâle et défait. Il serra la main de Yale et salua Parr.

– Rien de nouveau, je suppose ? dit-il à Yale. (Puis se tournant vers Parr :) Vous étiez hier à la villa, n’est-ce pas ? Y avez-vous découvert quelque indice ?

– Rien d’important.

– Je suis venu en ville pour voir Mr Froyant, reprit Jack, et je dois dire que je l’ai trouvé dans un état nerveux pitoyable.

Il n’ajouta pas que, si sa visite ne l’avait pas satisfait, c’était surtout parce qu’il n’avait pas pu voir Thalia Drummond ; seul un de ses interlocuteurs devina le motif de sa si grande déception…

Derrick Yale lui parla de l’arrestation du marin.

– Je ne me fais pas grande illusion sur la portée de cet événement : en admettant que ce soit bien cet individu qui a tué votre père, il n’est assurément qu’un agent, un instrument, agissant pour le compte du véritable auteur des crimes du Cercle Rouge. Il nous contera sans doute la même histoire que les autres, savoir qu’il était à bout de ressources lorsqu’un inconnu l’a enrôlé au service du Cercle Rouge et lui a versé une forte somme en lui désignant une victime… Nous serons toujours aussi loin de l’éclaircissement de l’affaire.

Les trois hommes sortirent ensemble. Avant de se rendre chez l’avoué qui s’occupait de la succession de son père, Jack accompagna Parr et Yale à la gare. Les deux détectives devaient y prendre un train pour la petite ville où l’assassin présumé était en prison.