Au bout de trois minutes, il réapparut, la face congestionnée, les yeux saillants.

– Mon Bouddha ! cria-t-il. Il vaut plus de cent livres. Il était encore là ce matin…

– Faites venir miss Drummond, dit brièvement le détective.

Thalia arriva, parfaitement maîtresse d’elle-même, les mains derrière le dos, debout devant Mr Froyant. Elle eut à peine un coup d’œil pour le détective.

L’interrogatoire fut court et pénible… pour Mr Froyant ; car sur la jeune fille, rien ne paraissait faire le moindre effet. Et cependant elle pouvait bien deviner aux regards furibonds de son patron que son larcin avait été découvert. D’abord, le millionnaire put à peine prononcer une phrase intelligible…

– Vous… vous, bégaya-t-il enfin, vous m’avez volé… Il agitait une main tremblante de rage… Vous… vous êtes une voleuse !

– Je vous ai demandé une avance, répondit froidement la secrétaire. Si vous n’étiez pas un si vilain grippe-sou vous me l’auriez accordée.

– Vous… vous… continuait à balbutier Mr Froyant, ivre de colère… (Puis il se ressaisit :) Je l’accuse, inspecteur, je l’accuse de vol qualifié… Vous irez en prison, ma petite, oui, en prison… Ah ! attendez… je vais voir s’il ne me manque rien d’autre !

– Épargnez-vous cette peine, répliqua Thalia. Je n’ai pris que ce Bouddha, qui est une bien laide chose, entre parenthèses.

– Donnez-moi… rendez-moi les clés ! tonna le vieillard. Dire que je vous ai autorisée à ouvrir mes lettres d’affaires !

– Je viens d’ailleurs d’en ouvrir une qui ne vous fera pas plaisir, riposta la jeune fille d’une voix pleine d’ironie. Elle passa une enveloppe à Mr Froyant.

Il l’ouvrit, vit le cercle rouge qui s’étalait sur la missive… et se laissa choir, évanoui, sur un fauteuil.

9

LE BON JUGE

Le magistrat devant qui Thalia comparut devait être un bon père de famille, car il paraissait plus mal à l’aise que la jeune et si manifestement novice délinquante. Il regardait tour à tour le rapport de police, l’inspecteur Parr et Thalia Drummond, dont l’éclatante beauté semblait remplir le prétoire d’un rayonnement magique. Cet homme, qui avait vu défiler au cours de sa carrière bien des physionomies trompeuses, avait vite vu que l’accusée n’était qu’une victime ; une victime d’un mouvement d’envie ou de colère, une conscience un peu faible peut-être, mais pas mauvaise ni profondément pervertie, loin de là.

– Y a-t-il des condamnations sur son casier judiciaire ? demanda-t-il.

– Non, monsieur le Président.

Le juge considéra la jeune fille par-dessus ses lunettes…

– Je n’arrive pas à comprendre, lui dit-il paternellement, comment vous vous êtes laissée aller à cet acte. Vous qui avez évidemment reçu la meilleure éducation, vous vous abaissez à commettre un vol fort important, quoique vous n’ayez pu ou voulu en tirer qu’une petite somme. La tentation a-t-elle été trop forte pour vous ? Votre besoin d’argent était-il si impérieux ? Je ne sais… Mais quoi qu’il en soit, rien de tout cela ne vous excuse. Cependant, eu égard à votre jeunesse, à vos bons antécédents, à votre inexpérience, je crois devoir vous appliquer les dispositions de la loi qui me permettent de vous libérer de toute peine… et de surseoir au jugement même sur cette affaire. Mais que cela vous serve de leçon et gardez-vous de tout nouveau faux pas qui aurait de dures conséquences pour vous.

La jeune fille s’inclina et quitta le banc des prévenus.

Harvey Froyant sortit aussitôt de la salle d’audience. Cet homme si riche n’avait qu’une passion au monde : l’argent. Type même de l’homme qui compte tous les soirs la menue monnaie de sa poche, il aurait été capable d’envoyer sa propre mère en prison s’il l’avait soupçonnée de vol. Il en voulait surtout à Thalia Drummond pour lui avoir apporté au moment de le quitter la première lettre de chantage du Cercle Rouge.

Soupçonneux et vindicatif, il ne pouvait pas approuver la sentence généreuse du juge et, apercevant Parr dans le couloir, il lui exprima son mécontentement.

– Une femme pareille est un danger pour la société. Suis-je sûr qu’elle n’est pas complice de cette bande qui me menace maintenant, moi après tant d’autres ? Ils me demandent quarante mille livres… rien que cela… quarante mille… Sa voix se brisa en énonçant le chiffre. Je vous rappelle, inspecteur Parr, que c’est votre devoir de me protéger, votre devoir !

– La Sûreté veillera sur vous, répondit Parr ; quant à cette jeune fille, je pense qu’elle n’a même jamais entendu parler du Cercle Rouge… Elle est si jeune !

– Jeune ! grogna l’avare. Mais c’est le moment de la punir. Si on châtiait mieux la jeunesse, elle fournirait bien plus de citoyens honorables.

– Très juste, répondit le gros inspecteur. (Avec la plus grande inconséquence il ajouta :) Quelle lourde charge que les enfants !

Froyant marmotta encore quelques paroles inintelligibles, puis traversa la cour et monta dans son auto qui l’attendait à la grille.

L’inspecteur Parr le regarda partir, puis aperçut le jeune Beardmore qui attendait à la porte. Il alla à lui :

– Bonjour, Sir. Vous attendez la sortie de la jeune dame ?

– Oui. Quelles sont donc ces formalités qui la retiennent encore ?

– Elle ne tardera pas, dit Mr Parr avec bonhomie… (Puis, après un silence, il ajouta :) Si vous me permettez un mot personnel, Mr Beardmore, laissez-moi vous dire que je suis un peu surpris – je n’ose dire choqué – de l’intérêt que vous témoignez à cette Thalia Drummond…

– Que voulez-vous dire ? répliqua vivement Jack. Toute cette histoire de vol ne tient pas debout… C’est un coup monté. Cet animal de Froyant a dû…

– Non, non, interrompit tranquillement Parr. Miss Drummond a avoué de suite avoir pris la statuette ; d’ailleurs nous l’avons vue vous et moi sortir du Mont-de-Piété… Il n’y a pas de doute.

– Elle a dû vous avouer pour quelque raison personnelle, riposta Jack avec feu ; croyez-vous qu’une jeune fille comme elle soit capable d’un vol ? Dans quel but ? Je lui aurais donné une fortune très… (Il s’interrompit brusquement et reprit :) Non, non, il y a quelque chose là-dessous, quelque chose que j’ignore, un mystère quelconque qui vous échappe à vous aussi…

La porte des pas perdus s’ouvrit à ce moment et celle dont s’entretenaient les deux hommes parut.