Elle s’arrêta en apercevant Jack et rougit légèrement.

– Étiez-vous dans la salle du tribunal ? lui demanda-t-elle.

Il fit un signe affirmatif.

– Vous n’auriez pas dû venir, reprit-elle avec une certaine véhémence. Comment étiez-vous averti ? Qui vous a renseigné ?

Elle semblait ignorer la présence du Chef de la Sûreté et, pour la première fois depuis son arrestation, elle témoigna d’un peu d’émotion.

– Je regrette que vous ayez été au courant de… cet incident, dit-elle au jeune homme d’une voix légèrement tremblante, et je suis très peinée de penser que vous avez été là…

– Mais tout cela est mensonge, n’est-ce pas Thalia ? s’écria passionnément le jeune homme. Vous pouvez me le confier, à moi ! Un coup monté, c’est ça ? Pour vous perdre ?

Sa voix était pleine d’amour et d’espoir, mais miss Drummond secoua la tête.

– Il n’y a pas de coup monté, dit-elle d’une voix douce et ferme. J’ai bien volé Mr Froyant.

– Mais… alors… pourquoi ? Pourquoi ?

– Je crains de ne pouvoir vous dire mes raisons, répondit-elle, un léger sourire au coin des lèvres. J’avais besoin d’argent, d’ailleurs, et c’est un motif suffisant…

– Eh bien ! moi, je vous dis que je ne vous crois pas, cria Jack. Et je ne vous croirai jamais à ce sujet. Vous n’êtes pas de celles qui succombent à une tentation de ce genre… Je le sens, je le sais.

Elle le regarda un long moment sans parler, puis se tourna vers Parr.

– Vous pourrez peut-être discuter avec Mr Beardmore, lui dit-elle ; quant à moi, je ne peux rester plus longtemps.

– Où allez-vous ? reprit Jack alors que la jeune femme s’éloignait déjà.

– Mais… chez moi.

– Vous n’avez point de « chez vous » !

– Si, j’ai une chambre meublée.

– Alors, je vous accompagne.

Elle ne protesta pas et ils sortirent ensemble. Ils ne se parlèrent point jusqu’à l’entrée du métro. Mais là, Thalia dit :

– Maintenant, laissez-moi rentrer chez moi.

– Qu’allez-vous faire ? répondit le jeune homme. Comment pourrez-vous gagner votre vie avec un tel passé.

– Est-ce donc si terrible ? fit-elle froidement. Comme elle se disposait à descendre les escaliers conduisant à la station du métro, Jack la saisit violemment par le bras :

– Maintenant, écoutez-moi Thalia. Je vous aime ; je veux vous épouser. Je ne vous l’avais pas encore dit, mais vous l’avez sûrement deviné. Je ne vous permettrai pas de sortir de ma vie. Comprenez-vous ? Vous n’avez pas plus volé que moi…

Elle se dégagea doucement.

– Mr Beardmore, répondit-elle à voix basse, vous jouez le don Quichotte et vous êtes un peu fou ! Vous me dites ne pas me permettre certaines choses… eh bien ! moi, je ne vous permettrai pas de briser toute votre existence à cause d’un caprice pour une voleuse ! Vous ne savez rien de moi… Vous m’avez rencontrée à la campagne et vous m’avez trouvée gentille… C’est tout. Je dois donc vous parler comme une mère ou une bonne vieille tante…

Une légère lueur de malice apparut dans ses yeux lorsque, achevant ces mots, elle tendit la main à Jack.

– Un jour, nous nous rencontrerons peut-être de nouveau, conclut-elle, et vous verrez alors comme tout le prestige romanesque dont vous m’entourez se sera dissipé…

Là-dessus elle descendit vivement les marches. Lorsque Jack eut recouvré ses esprits, elle avait depuis longtemps disparu.

10

L’APPEL DU CERCLE ROUGE

Thalia Drummond rentra dans son meublé de la rue Lexington, qu’elle avait occupé avant d’entrer chez Mr Froyant et qu’elle avait gardé. Sans nul doute le bruit de son aventure l’y avait précédée, car la corpulente logeuse lui fit un accueil glacé ; si la jeune fille n’avait eu encore quelques jours de loyer payé d’avance, il est probable qu’on ne l’aurait pas seulement laissée entrer.

Sa petite chambre était agréablement meublée et, une fois le verrou tiré, elle se sentit un peu soulagée.

Elle avait matière à réfléchir… Jack Beardmore ! Elle eut un geste de dépit et d’orgueil, s’efforçant de chasser l’image de ce pauvre garçon qu’elle venait de désespérer… Harvey Froyant ? C’était presque un soulagement de songer à ce vieux bonhomme. Certes, elle le haïssait. La période qu’elle avait passée chez lui avait été la plus triste de sa vie. Elle prenait ses repas avec les domestiques : chaque parcelle de nourriture leur était pesée et mesurée… Et cela par un patron dont la fortune atteignait certainement plus d’un million de livres.

« C’est encore heureux qu’il ne m’ait pas fait la cour » se dit-elle en souriant. Elle ne se représentait pas Froyant poursuivant une femme de ses assiduités. Elle se remémora les longues séances au cours desquelles elle devait suivre le vieillard, son calepin à la main, tandis qu’il passait de chambre en chambre, vérifiant l’argenterie, retournant les tapis, passant ses longs doigts osseux sur les planchettes polies des étagères.

Il mesurait le vin servi à chaque repas et comptait les bouteilles vides, même les bouchons. Il se vantait de pouvoir constater dans le vaste jardin de sa villa l’absence d’une fleur. Il envoyait régulièrement au marché les pêches et les poires de ses espaliers et faisait des scènes terribles au jardinier assez peu consciencieux pour manger une pomme au verger, car son instinct le portait infailliblement à prendre ces sortes de choses sur le fait.

Thalia sourit à ces souvenirs, puis, changeant de costume, elle ressortit. La logeuse la regarda passer sans la saluer.

– Voilà votre locataire revenue, fit une voisine.

– Oui, répondit la logeuse d’un air rogue. Je croyais que c’était une jeune fille très bien, mais il me faut déchanter. C’est la première voleuse que j’ai ici, et elle ne restera plus bien longtemps. Je lui donnerai son congé ce soir.

Ignorant les jugements sévères dont elle était l’objet, Thalia Drummond prit l’autobus. À Fleet Street, elle entra dans le hall d’un grand quotidien.