Mais tu n’as pas voulu admettre qu’il y eût là rien de surnaturel. Si seulement tu y avais arrêté ta pensée, j’aurais pu me rendre visible avant que ce ne fût trop tard !

David Holm se rappela subitement cet après-midi. Oui, il avait bien regardé derrière les clôtures et dans les fossés, et il avait cherché partout la cause de ce bruit. Enfin, mal à son aise et troublé, il était entré dans une ferme pour ne plus l’entendre. Lorsqu’il en ressortit, le bruit avait cessé.

– C’est la seule fois que je t’ai vu cette année, poursuit le charretier, et j’ai fait ce jour-là tout pour que tu m’aperçoives, mais je n’ai pu que te faire entendre le bruit de mon chariot. Tu marchais comme un aveugle à côté de moi.

– C’est vrai ce qu’il raconte là, du moins c’est vrai que j’ai entendu le grincement, pensa David Holm. Mais que veut-il prouver par là ? Comment veut-il que je croie qu’il était là derrière moi sur la route ? J’ai très bien pu raconter cette histoire à quelqu’un qui l’aura à son tour rapportée à Georges.

Le charretier se penche en ce moment sur lui et lui dit de cette voix que l’on prend quand on veut raisonner un enfant malade :

– Il ne sert à rien de te débattre. On ne peut pas te demander de comprendre ce qui t’est arrivé, mais tu sais très bien que moi qui te parle je ne suis plus vivant. Tu as appris ma mort, et tu ne veux pas y croire. Et quand même tu ne l’aurais pas apprise, tu m’as vu venir dans ce chariot où ne voyage nulle âme vivante.

Il indique du doigt le misérable véhicule arrêté au milieu de l’allée.

– Ne regarde pas seulement le chariot, David, regarde aussi les arbres qui sont derrière !

David Holm obéit, et pour la première fois il est forcé d’avouer qu’il se trouve en présence de quelque chose d’inexplicable. Il voit à travers le chariot les arbres comme à travers un voile.

– Tu m’as entendu jadis bien des fois, David, dit le charretier. Ce n’est pas possible que tu ne remarques pas que je parle d’une autre voix aujourd’hui.

David Holm est obligé de lui donner raison. Georges avait toujours une belle voix, ce charretier l’a aussi, mais bien que ce soit la même, le timbre en est tout différent. Il est à la fois ténu et clair, et pourtant pas facile à entendre.

Le charretier tend la main, et David Holm voit qu’une petite goutte d’eau limpide, qui tombe des branches au-dessus de leur tête, traverse cette main et s’aplatit sur le sol.

Dans l’allée sablée il y a un rameau sec. Le charretier passe sa faux dessous et la relève sans que le rameau bouge.

– N’essaie pas de te donner le change, David, dit le charretier, tâche plutôt de comprendre. Tu me vois et tu me reconnais ; mais le corps que j’ai maintenant n’est visible qu’aux yeux des agonisants et des morts. Ne crois pourtant pas que ce corps n’existe pas. Comme le tien et comme celui des autres vivants, il sert de demeure à une âme, mais il n’a plus ni solidité ni pesanteur. Dis-toi que c’est une image comme tu en as vu dans les miroirs et que cette image est sortie de son miroir, capable de parler, de voir et de se mouvoir.

La pensée de David Holm ne s’insurge plus contre l’évidence. Il regarde la réalité en face et n’essaie plus d’y échapper. C’est au fantôme d’un mort qu’il a affaire, et son propre corps est un cadavre. Mais à mesure qu’il le reconnaît, une colère violente bouillonne en lui. « Je ne veux pas être mort, se dit-il, je ne veux pas ne plus être qu’une image, un rien. Je veux posséder encore un poing pour me défendre et une bouche pour parler. » La rage grandit en lui et s’amasse comme un orage noir et opaque, qui n’attend qu’une occasion pour se décharger.

– J’ai une prière à te faire, David, reprend le charretier. Nous étions jadis de bons amis. Tu sais qu’il arrive un moment pour nous tous où le corps est usé et où l’âme qui l’habitait est forcée de le quitter. L’âme hésite et tremble d’angoisse avant de pénétrer dans un monde qu’elle ne connaît pas. Elle ressemble à un petit enfant qui debout sur une plage n’ose pas se confier aux vagues. Pour qu’elle franchisse le dernier pas, il faut qu’elle entende l’appel de quelqu’un qui vit déjà dans l’au-delà. J’ai été cette voix, David, pendant toute une année, et maintenant c’est à toi de l’être pendant l’année qui vient.