Ce que je voulais te demander, c’est de ne pas t’opposer à ce qui t’attend, mais de t’y soumettre de bon gré. Sinon tu ne feras que nous attirer de grandes souffrances à tous les deux.

Le charretier penche la tête pour rencontrer les yeux de David Holm, mais il se redresse vite comme épouvanté par ce regard de défi et de colère.

– Dis-toi bien, David, poursuit-il d’une voix qui insiste, que ce n’est pas une chose à laquelle tu peux te soustraire. Je ne connais pas encore bien comment est la vie de ce côté du tombeau, car je reste sur la frontière, mais je sais déjà qu’il n’y a pas de grâce. Il faut qu’on exécute ce qu’on est condamné à exécuter, de gré ou de force.

De nouveau il cherche les yeux de David Holm, et de nouveau n’y rencontre que le noir de la colère.

– Je conviens, David, reprend-il, qu’il n’y a pas de charge plus effroyable que celle de conduire ce chariot de maison en maison. Partout où le charretier se montre, les larmes et les gémissements l’attendent ; partout c’est la maladie et la destruction, le sang, les plaies, l’épouvante. Et il y a pire encore : le pire c’est de voir l’âme qui se débat dans le repentir et l’angoisse de ce qui va venir. Le charretier demeure sur la limite de l’au-delà. Comme les hommes, il n’a sous les yeux que des injustices et des déceptions, un partage inégal, du travail vain et du désordre. Ses regards ne plongent pas assez loin dans l’autre monde pour découvrir le sens de la vie terrestre. Il en entrevoit parfois quelque chose, mais le plus souvent il s’agite dans les ténèbres et le doute. Et n’oublie pas, David, que l’année pendant laquelle le charretier est condamné à conduire le tombereau de la Mort ne se mesure point en heures et en minutes terrestres : pour qu’il ait le temps d’être partout où sa besogne l’appelle, cette unique année s’étend sur des centaines et des milliers d’années. Et le plus terrible, le plus terrible de tout c’est que le charretier rencontre aussi dans ses courses les conséquences du mal qu’il a fait durant sa vie, et comment pourrait-il y échapper ?

La voix du charretier est devenue presque un cri, et il joint désespérément ses mains. Mais tout à coup il sent comme un courant de défi froid et moqueur qui lui vient de son ancien camarade. Il s’enveloppe de sa cape en frissonnant.

– David, implore-t-il, dans ton propre intérêt et dans le mien, je te supplie de ne pas m’opposer de résistance. Je suis tenu à t’apprendre mon métier avant d’en être déchargé. Il est dans ton pouvoir de me retarder des semaines et des mois, oui, jusqu’à la prochaine nuit de la Saint-Sylvestre, car je ne recouvrerai la liberté que lorsque tu auras appris le métier de bon gré.

Le charretier, tout en parlant, est resté agenouillé à côté de David Holm, et l’immense tendresse apitoyée dont ses paroles sont empreintes, en double l’énergie. Il demeure encore un moment dans la même pose, épiant l’effet qu’elles auront produit. Mais chez l’ancien camarade ne survit qu’une résolution farouche de résister jusqu’à l’extrême limite de ses forces. « Je suis mort, soit, se dit-il. Contre cela il n’y a rien à faire, mais jamais on ne me fera accepter d’avoir quelque rapport que ce soit avec le chariot et le cheval de la mort. Il faudra me trouver une autre peine. »

Le charretier, sur le point de se relever, se ravise :

– Rappelle-toi, David, ajoute-t-il, que jusqu’ici c’est Georges, ton vieil ami, qui t’a parlé. Maintenant tu auras affaire à un autre. Tu sais à qui l’on songe en parlant de celui qui ne connaît pas la pitié.

L’instant d’après, le voilà debout, la faux à la main, le capuchon remonté.

– Prisonnier, sors de ta prison ! crie-t-il d’une voix sonore.

Immédiatement David Holm se lève. Il ne sait comment c’est arrivé : soudain il se trouve debout. Il vacille, tout semble tourner autour de lui, mais il reprend vite l’équilibre.

– Regarde derrière toi, David Holm ! ordonne la même voix forte.

Il obéit. Par terre est étendu un homme de haute stature, vigoureux, mais habillé de loques sales. Il est souillé de sang et de boue, entouré de bouteilles vides. Il a un visage rouge et boursouflé dont on devine à peine les traits primitifs. Un rayon de lumière des réverbères se reflète avec un éclat haineux et mauvais dans les étroites fentes des paupières.

Devant ce corps étendu il se tient debout, lui aussi homme de haute stature. Les mêmes loques sales et dégoûtantes que porte le cadavre le recouvrent.