Alors il se penche jusqu’à lui, rejette d’un geste impatient son capuchon et regarde le vieux camarade jusqu’au fond des yeux.

– Oh ! s’écrie-t-il avec terreur, c’est David Holm ! Et j’avais fait un seul vœu : que cela me fût épargné !

– David, David, est-il possible que ce soit toi ? dit-il, en jetant à terre sa faux et en s’agenouillant auprès de l’homme.

– Pendant toute cette année, poursuit il avec un accent de douleur et de tendresse, j’ai souhaité d’avoir l’occasion de te dire un mot, un seul mot, avant qu’il ne fût trop tard. Une fois j’en ai été bien près, mais tu ne t’y es pas prêté et je n’ai pas pu arriver jusqu’à toi. J’avais espéré mieux réussir dans une heure, lorsque mon service sera achevé et que je serai libre. Mais te voilà déjà, David. Il n’est plus temps de te mettre sur tes gardes.

David Holm écoute ce discours dans un profond étonnement. « Qu’est-ce que cela signifie ? se demande-t-il. Georges parle comme s’il était mort. Et quand s’est-il trouvé près de moi sans pouvoir m’aborder ? Mais il parle sans doute comme le veut son déguisement. »

– Je sais, David, reprend le charretier d’une voix qui tremble d’émotion, que c’est à moi que tu dois d’en être là. Si tu ne m’avais rencontré sur ton chemin, tu aurais mené une vie tranquille et honnête. Vous auriez acquis de l’aisance, ta femme et toi, car vous étiez de bons travailleurs tous les deux. Tu peux être sûr, David, qu’il ne s’est pas écoulé un seul jour durant cette interminable année où je ne me sois dit avec angoisse que c’est moi qui t’ai fait quitter ta vie de travail et prendre ces habitude mauvaises. Hélas ! soupire-t-il en passant la main sur le visage de son ami, j’ai bien peur que tu ne te sois égaré plus même que je ne m’en doutais ! Sinon je ne verrais pas autour de tes yeux et de ta bouche ces traces terribles si profondément gravées.

La bonne humeur de David commence à se changer en impatience.

– Trêve de plaisanteries, Georges ! pense-t-il, toujours dans l’impossibilité de proférer une parole. Va plutôt chercher quelqu’un qui puisse t’aider à me mettre dans ta charrette ! Puis en route pour l’hôpital !

– Tu as sans doute compris, David, quel a été mon métier cette année, reprend le charretier. Je n’ai pas besoin de te dire qui va prendre après moi la faux et les guides. Mais au cours de ces douze effroyables mois qui t’attendent, ne te dis jamais qu’il eût été dans mon pouvoir de ne pas te rencontrer cette nuit ! Sois persuadé que j’aurais tout fait pour t’épargner ce que j’ai dû subir, si cela m’avait été permis !

– Peut-être Georges est-il devenu fou, se dit David Holm. Autrement il comprendrait qu’il y va de ma vie et qu’un retard est mortel.

Au moment où cette pensée traverse son cerveau, le charretier le regarde avec une mélancolie infinie.

– Il est inutile de songer à l’hôpital, David. Lorsque je m’approche d’un malade, il n’est plus temps d’appeler un autre médecin.

– Je crois que tous les sorciers et tous les diables sont sortis cette nuit pour mener leur sabbat ! pense David Holm. Lorsque enfin il vient un homme qui pourrait me porter secours, il faut qu’il soit fou ou si méchant qu’il me laisse crever.

– Je voudrais te rappeler quelque chose qui t’est arrivé l’été dernier, David, reprend le charretier. C’était un après-midi de dimanche, et tu suivais une grand’route à travers une large vallée. Il y avait de tous côtés des champs de blé et de belles fermes avec des jardinets pleins de fleurs. C’était un de ces après-midi étouffants comme il y en a parfois au cœur de l’été, et je crois que tu te disais que tu étais la seule personne à te mouvoir par toute la contrée. Les vaches elles-mêmes se tenaient immobiles dans les pâturages, ne voulant pas s’écarter de l’ombre des arbres. On ne voyait personne. Les gens s’étaient sans doute retirés dans leurs maisons afin d’échapper à la chaleur. C’est vrai, n’est-ce pas, David ?

– Possible ! consentit l’homme en dedans de lui. Seulement je me suis promené tant de fois par la chaleur et par le froid qu’il ne m’est pas facile de me rappeler toutes mes promenades.

– Au moment où le silence était le plus profond, tu entendis, David, un grincement derrière toi sur la route. Tu tournas la tête, croyant à une voiture, mais tu ne vis rien. Tu as regardé plusieurs fois, et tu te disais que c’était la chose la plus extraordinaire qui te fût jamais arrivée. Tu entendais des roues qui grinçaient, et si nettement ; mais d’où venait ce bruit ? Il faisait grand jour, et le silence était si complet que rien ne donnait le change en couvrant le bruit. Tu ne comprenais pas comment tu pouvais entendre un grincement d’essieux sans voir de voiture.