Il voit que c’est son double. Et pourtant non, pas son double, car il n’est rien. Il n’est qu’une image, une image de l’autre dans un miroir et qui est sorti de ce miroir et qui se meut et vit !

Il se retourne brusquement. Georges est là, et il voit maintenant que Georges non plus n’est rien que l’image du corps qu’il avait possédé jadis.

– Âme, qui perdis la domination de ton corps à l’heure de minuit la veille du Nouvel An, prononce Georges, tu me relèveras de mes fonctions. Pendant l’année qui commence tu délivreras les âmes de l’enveloppe terrestre.

À ces mots, David Holm se reprend. Fou de colère, il s’élance sur le charretier, cherchant à saisir sa faux pour la briser, sa cape pour la déchirer.

Alors il sent ses mains prises et ses jambes qui se dérobent sous lui. Quelque chose d’invisible s’enroule autour de ses poignets, les ligotant aussi solidement que ses pieds.

Puis on le soulève. On le jette rudement, comme un poids mort, au fond du chariot, et il reste où il est tombé.

Au même instant, le chariot s’ébranle.

IV

C’est une pièce étroite et longue, assez spacieuse ; et cette petite maison dans un faubourg ne contient que cette pièce et une autre moins grande qui sert de chambre à coucher. Elle est éclairée par une suspension et, sous cette lumière, paraît accueillante et gaie. On voit que les habitants se sont amusés à la meubler de façon qu’elle représente tout un appartement. La porte d’entrée est sur un des côtés de la maison, et tout près se trouve un petit fourneau. C’est la cuisine, et on y a réuni tous les ustensiles de ménage. Le milieu de la pièce est meublé en salle à manger avec une table ronde, deux ou trois chaises en chêne, une grande pendule et un petit buffet pour la vaisselle. Au-dessus de la table, la suspension suffit à éclairer le salon, c’est-à-dire le fond de la pièce, son canapé en acajou, son guéridon, son tapis à fleurs, un palmier dans un joli pot en faïence et de nombreuses photographies.

Cet arrangement a dû causer beaucoup d’amusement. Mais les gens qui y entrèrent la nuit de Saint-Sylvestre, un instant après le commencement de l’année, n’avaient pas ces idées souriantes et légères. C’étaient deux hommes, déguenillés et misérables : on aurait dit deux chemineaux, si l’un n’avait porté par dessus ses loques un long manteau noir à capuchon et n’avait tenu une faux à la main. Étrange accoutrement pour un chemineau, et plus étrange encore sa façon d’entrer dans la pièce sans tourner le bouton de la serrure ni entrebâiller la porte fermée. Le second n’est pas muni d’emblèmes effrayants, mais il entre malgré lui, traîné par son compagnon, et il paraît plus sinistre que l’autre. Bien qu’il ait les pieds et les mains liés et qu’il soit jeté par terre avec dédain comme un monceau de loques, il fait peur par la fureur sauvage qui flambe dans ses yeux et contracte son visage.

Les deux hommes n’ont pas trouvé la pièce vide à leur entrée. Près de la table ronde sont assis un jeune homme aux traits délicats, au regard enfantin et doux, et une femme un peu plus âgée, petite et frêle. L’homme porte un chandail rouge où les mots « Armée de Salut » barrent sa poitrine. La femme est en noir sans aucun insigne, mais à côté d’elle sur la table est posé un chapeau du type adopté par les Salutistes.

Tous deux sont tristes profondément. La femme pleure en silence et s’essuie souvent les yeux avec un mouchoir froissé. Elle a un geste brusque, comme si les larmes l’empêchaient de remplir un devoir. Les yeux de l’homme sont aussi rougis par l’émotion, mais il ne se laisse pas aller à son chagrin parce qu’il n’est pas seul.

De temps en temps ils échangent quelques paroles, et il en ressort que leurs pensées ne quittent pas la pièce voisine où ils ont laissé une mourante avec sa mère. Mais, si absorbés qu’ils soient par la conversation, il est étrange qu’ils ne fassent attention, ni l’un ni l’autre, aux deux chemineaux qui viennent d’entrer. Ceux-ci restent muets, il est vrai : l’un debout appuyé au chambranle de la porte ; l’autre étendu à ses pieds. Mais comment expliquer qu’ils n’ont pas eu peur en voyant venir, dans la nuit noire, par les portes closes, ces deux hôtes ?

C’est du moins la question que se pose l’homme couché par terre, d’autant plus étonné que très souvent il les voit tourner les regards de son côté.

Il n’a jamais mis les pieds dans cette chambre, mais il reconnaît les deux personnes autour de la table ; et il comprend où il est. Si quelque chose pouvait augmenter sa fureur, c’est bien de se trouver tout à coup transporté contre sa volonté dans un endroit où, la veille, il avait refusé de se rendre.

Soudain le Salutiste repousse la chaise :

– Il est minuit passé maintenant, dit-il. La femme de David Holm croyait qu’il allait rentrer vers cette heure-ci.