Elle n’essaya point de parler ; elle ne retomba pas non plus dans son état inconscient ; elle demeura éveillée.

Tout à coup on entendit quelqu’un qui entrait et traversait la première chambre. La malade se redressa presque dans son lit. Sa camarade apparut dans l’entrebâillement de la porte.

– Je n’ose pas entrer directement, dit-elle. J’apporte trop de froid. Capitaine Andersson, vouez-vous venir un instant ?

Elle aperçut le regard plein d’attente de la malade fixé sur elle.

– Je n’ai pas pu le rencontrer, dit-elle. Mais j’ai trouvé Gustavsson et quelques autres Salutistes, et ils m’ont promis de l’amener. Gustavsson me l’a promis, et, si c’est possible, ce sera fait.

Elle n’avait pas fini, de parler, que déjà la malade avait refermé les yeux et était repartie au milieu des visions qui l’avaient absorbée toute la journée.

– Elle le voit sans doute, chuchota la jeune Salutiste.

Sa voix trahissait une espèce de dépit qu’elle corrigea vite.

– Alléluia ! Ce n’est jamais un malheur quand c’est la volonté de Dieu.

Elle se retira doucement, et la capitaine la suivit.

Une femme se tenait dans la première pièce. Elle n’avait guère dépassé la trentaine. Mais elle avait un teint si gris et ridé – un teint qu’on eût dit froissé d’une main rude – et des cheveux si rares et un corps si émacié que bien des vieillards eussent paru jeunes à côté d’elle. De plus, elle était si déguenillée qu’on l’aurait en vérité soupçonnée de s’être ainsi fagotée dans des haillons pour aller mendier.

La capitaine de l’Armée de Salut considéra cette femme avec un brusque élancement d’angoisse. Ce n’étaient pas ses loques lamentables ni sa vieillesse prématurée qui effrayèrent : c’était la rigidité morte de son visage. On avait devant soi un être humain qui allait, venait, se mouvait comme tout le monde, mais qui était parfaitement inconscient. Elle semblait avoir tant souffert que son âme, arrêtée à une espèce de carrefour, pouvait d’un moment à l’autre sombrer dans la démence.

– C’est la femme de David Holm, expliqua la jeune Sœur. Je l’ai trouvée ainsi quand je suis allée chez eux le chercher. Il était sorti ; elle était seule et incapable de répondre à mes questions. Je n’ai pas osé la laisser, voilà pourquoi je l’ai amenée.

– La femme de David Holm ! s’écria la capitaine. Je l’ai certainement déjà vue ; mais je ne la remettais pas. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?

– Ce qui a pu lui arriver ? Ça se voit, il me semble, répondit la jeune Sœur avec un mouvement de colère impuissant. Son mari est en train de la tuer.

La capitaine regardait toujours la pauvre femme. Les yeux lui saillaient des orbites ; ses prunelles avaient une fixité obstinée. Elle entrelaçait machinalement ses doigts, et, de temps en temps, un grelottement faible s’échappait de ses lèvres.

Que lui a-t-il fait, mon Dieu ? demanda-t-elle.

Je n’en sais rien. Elle n’a pas pu me répondre. Elle grelottait comme ça quand je suis venue. Les enfants étaient sortis, et il n’y avait personne à qui demander des renseignements. Ah, mon Dieu, mon Dieu, faut-il que cela soit arrivé juste aujourd’hui ? Comment pourrai-je la soigner quand je ne pense qu’à Sœur Edit ?

– Il l’a probablement battue.

– Oh, ça doit être bien pis que ça. J’en ai souvent vu, des femmes battues : elles n’ont jamais cet aspect. Non, non, c’est certainement quelque chose de plus grave, répéta-t-elle avec une terreur grandissante. Nous avons vu sur le visage de Sœur Edit que quelque chose de terrible se passait.

– En effet, s’écria la capitaine, c’est cela qu’elle voyait. Dieu soit loué que Sœur Edit l’ait vu et que vous ayez pu arriver à temps, Sœur Maria ! Dieu soit loué et remercié ! Sans doute il a voulu que nous sauvions sa raison.

– Mais que vais-je faire d’elle ? Lorsqu’on la prend par la main, elle vous suit mais ne vous entend pas. Son âme s’est envolée.