Comment la rattraper et la lui restituer ? Je n’ai aucun pouvoir sur elle. Peut-être réussirez-vous mieux, capitaine.
La grande femme forte prit la main de la malheureuse et lui parla d’une voix tour à leur douce et sévère, mais aucune trace de compréhension ne se refléta sur le pauvre visage flétri.
Au milieu de ces vains efforts, la mère de la malade montra sa tête à la porte.
– Edit devient inquiète, dit-elle. Voulez-vous venir ?
Les deux Salutistes rentrèrent rapidement dans la petite chambre. La malade s’agitait dans son lit. Son agitation semblait provenir bien plutôt d’une inquiétude morale que de la douleur physique. Elle se calma dès qu’elle revit ses deux amies à leur place habituelle, et ferma les yeux.
La capitaine fit un petit signe à sa camarade de rester près de la malade et s’apprêta à se glisser dehors.
À ce moment la porte s’ouvrit, et la femme de David Holm entra.
Elle alla droit au lit, et s’arrêta, les yeux inconscients, grelottant comme naguère et entrelaçant ses doigts durs à en faire craquer les articulations.
Un long moment elle sembla ne rien voir, mais peu à peu la fixité de son regard se relâcha. Elle se pencha un peu en avant et s’approcha lentement du visage d’Edit. Tout à coup elle prit un air menaçant et sinistre, ses doigts se délacèrent et se courbèrent comme des griffes. Les deux Salutistes se levèrent d’un bond, craignant que la démente ne se jetât sur la moribonde.
Alors la petite Sœur ouvrit les yeux, aperçut le pauvre être effrayant, demi-fou, se redressa dans son lit et lui mit les deux bras autour du cou. Elle l’attira à elle avec toute la force dont elle était encore capable et lui baisa le visage, le front, les joues et les yeux en murmurant :
– Pauvre Madame Holm ! Pauvre Madame Holm !
La malheureuse femme sembla d’abord vouloir se dégager, mais soudain tout son corps tressaillit. Elle fondit en larmes et s’affaissa à genoux près du lit, la tête toujours contre la joue de la mourante.
– Elle pleure, Sœur Maria, elle pleure ! chuchota en extase la capitaine. Elle est sauvée.
La plus jeune des deux Salutistes serra violemment le mouchoir trempé de larmes qu’elle tenait dans son poing et murmura, en faisant un effort désespéré pour assurer sa voix :
– Il n’y a qu’elle à pouvoir faire des choses pareilles, capitaine. Que deviendrons-nous quand elle ne sera plus là ?
À ce moment elles rencontrèrent le regard suppliant de la mère.
– Oui, oui, fit la capitaine, nous allons l’éloigner. Il ne faut d’ailleurs pas que son mari la trouve ici… Non, Sœur Maria, vous resterez près de votre amie, continua-t-elle comme la jeune Salutiste faisait un mouvement pour quitter la chambre. Je me charge de cette pauvre femme.
II
Ce même soir de l’An, mais plus tard, la nuit déjà tombée, trois hommes boivent de la bière et de l’eau-de-vie dans le petit square qui entoure l’église de la ville. Ils se sont installés sur une pelouse flétrie, sous quelques tilleuls dont les rameaux noirs brillent d’humidité. Ils ont passé la soirée dans un estaminet, et à l’heure de la fermeture ils sont venus s’installer là à la belle étoile. Ils n’ignorent pas que c’est la nuit de la Saint-Sylvestre, et c’est même pour cela qu’ils se sont assis dans le square de l’église. Ils veulent être près de l’horloge, entendre les douze coups de minuit et trinquer au Nouvel An.
Ils ne sont pas dans l’obscurité : les hauts globes électriques des rues voisines projettent leurs rayons lumineux sur le square et l’éclairent. Deux d’entre eux sont âgés et usés, vieux routiers impénitents qui se sont aventurés dans la ville pendant ces jours de fête afin d’y boire les pauvres sous qu’ils ont ramassés en mendiant. Le troisième est un homme de trente et quelques années. Il est vêtu aussi misérablement que ses compagnons, mais il est grand et bien fait. La vie ne paraît pas avoir encore brisé sa vigueur.
Comme ils ont peur d’être découverts et chassés par la police, ils se sont rapprochés les uns des autres et parlent à voix basse. C’est le plus jeune qui a la parole, et les deux autres l’écoutent avec une attention qui leur a fait un instant oublier les bouteilles.
– Oui, j’avais autrefois un copain, dit-il – et sa voix sonne grave, presque mystérieuse, tandis qu’une lueur de malice brille dans ses yeux, – et le dernier jour de l’année ce copain devenait tout autre. Ce n’était pas qu’il eût de la comptabilité à faire ni qu’il eût lieu de se plaindre des bénéfices de son année. Non ; il avait entendu dire que quelque chose de dangereux et de sinistre pouvait vous arriver ce jour là. Je vous affirme qu’il restait silencieux et inquiet toute la journée et n’osait même pas regarder son verre. D’habitude, il n’était pas morose, mais une nuit de Saint-Sylvestre, il aurait été aussi impossible de l’amener à une petite fête comme celle-ci qu’il vous serait impossible, mes braves, de trinquer avec le gouverneur !…
« Vous vous demandez de quoi il avait peur ? Il ne criait pas cela sur les toits ; une fois, cependant, il me le confessa. Mais vous n’aimeriez peut-être pas à l’entendre raconter cette nuit ? On se sent un peu mal à l’aise dans un square d’église, à cette place où sans doute il y a eu jadis un cimetière, que vous en semble ?
Les deux chemineaux assurèrent aussitôt qu’ils ne connaissaient pas la peur des revenants, et leur compagnon reprit :
– Ses parents étaient des bourgeois. Il avait lui-même étudié pendant quelque temps à l’Université d’Upsal, de sorte qu’il savait bien plus de choses que nous autres.
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