Et figurez-vous que, s’il se tenait si tranquille la veille de l’An, c’était seulement par crainte d’être entraîné dans une rixe ou exposé à un accident ou il aurait pu perdre la vie. Il n’avait peur de mourir que ce jour-là, car il s’imaginait qu’il serait alors condamné à conduire le tombereau de la Mort.

– Le tombereau de la Mort ! répétèrent les deux chemineaux à l’unisson et d’un ton interrogateur.

Le grand gaillard s’amusa à éveiller leur curiosité en leur demandant solennellement si, malgré tout, ils tenaient à entendre cette histoire à la place où ils étaient. Mais les deux autres le pressèrent de continuer.

– Eh bien, mon copain prétendait qu’il y avait une vieille, vieille charrette, de l’espèce dont les paysans se servent pour porter leurs denrées au marché, mais si vieille, si délabrée qu’elle n’aurait jamais osé se montrer sur les grands chemins. Elle était si couverte de boue et de poussière qu’on ne voyait plus de quoi elle était faite. Un essieu était rompu, et les cercles des roues ballottaient ; ces roues, qui n’avaient jamais été graissées, grinçaient épouvantablement. La carrosserie était pourrie, le coussin du siège éventré. Une vieille haridelle borgne, boiteuse, la crinière et la queue grisonnantes, traînait ce misérable véhicule. La maigreur de son dos faisait pointer son échine comme une lame de scie, et l’on pouvait compter ses côtes sous sa peau. Les jambes à demi ankylosées, paresseuse, elle portait des harnais usés, déteints et rafistolés au moyen de ficelles et de branches d’osier. Il ne restait plus le moindre ornement de cuivre ou d’argent, rien que de maigres pompons de laine sale, et les guides, nouées et reprisées, étaient en harmonie avec les harnais.

Il s’arrêta et tendit la main vers la bouteille pour laisser à ses interlocuteurs le temps de comprendre.

– Peut-être ne trouvez-vous pas cela si merveilleux, continua-t-il, mais il y avait aussi le charretier. Il est assis, voûté et morne, sur le siège délabré. Ses lèvres sont bleu-noir et ses joues livides, et les yeux vitreux comme des miroirs détériorés. Il est vêtu d’une grande mante noire avec un capuchon enfoncé jusqu’aux yeux, et il tient dans sa main une faux rouillée et émoussée, à long manche. Car, voyez-vous, cet homme-là, ce n’est pas un charretier ordinaire ; il est au service d’un grand seigneur sévère qui s’appelle la Mort. Nuit et jour il voyage pour faire ses commissions. Dès que quelqu’un va mourir, il se présente avec sa vieille charrette grinçante aussi vite que peut trotter sa pauvre bête bancale.

Le narrateur s’arrêta et essaya de voir le visage des deux chemineaux. Leur attention était très tendue, et il continua :

– Vous avez sans doute vu des gravures représentant la Mort, et vous l’avez toujours vue à pied. Aussi le charretier dont je parle n’est point la Mort elle-même, mais seulement son valet. Vous comprenez qu’un aussi grand personnage ne daigne récolter que la plus belle moisson, et c’est à son charretier qu’il confie le soin de ramasser les pauvres brins d’herbe et les simples qui poussent au bord des fossés. Mais voici ce qui est le plus curieux de toute cette histoire : il paraît du moins que, bien que ce soit toujours le même piteux équipage, ce n’est pas le même charretier. C’est le dernier homme qui meurt dans l’année, celui qui rend l’âme juste quand sonnent les douze coups de minuit, c’est celui-là le charretier prédestiné de la Mort. Son corps sera enterré comme celui de tout le monde ; mais son esprit est forcé de mettre le capuchon et de prendre la faux et d’aller de maison mortuaire en maison mortuaire durant toute une année jusqu’à ce qu’un autre le relève à la Saint-Sylvestre.

Le narrateur se tut et jeta sur les deux petits hommes un regard d’attente malicieuse.

Il remarqua qu’ils renversaient la tête en arrière dans de vains efforts pour voir l’heure à l’horloge.

– Onze heures trois quarts viennent de sonner, reprit-il. Le moment dangereux n’est donc pas encore arrivé. Il n’y a pas de péril encore. Mais vous comprenez maintenant de quoi mon camarade avait peur. C’était de mourir précisément aux coups de minuit la veille de l’An et de devenir le charretier de la Mort. Je crois que toute la journée il s’imaginait entendre le tombereau grincer et cahoter sur les pavés. Et, figurez-vous, il est mort, paraît-il, l’an dernier juste le soir de la Saint-Sylvestre.

– Et à l’heure de minuit même ?

– Je sais seulement qu’il est mort dans la nuit, mais j’ignore à quelle heure. J’aurais d’ailleurs pu lui prédire qu’il mourrait ce jour-là, tant il en avait la hantise. Si une pareille idée s’emparait de vous, vous pourriez bien aussi y passer.

Les deux petits hommes loqueteux avaient saisi chacun un goulot de bouteille, et une bonne rasade leur donna du cœur.

Là-dessus, lentement et en chancelant, ils commencèrent à se lever.

– Comment ? Vous voulez me fausser compagnie avant le coup de minuit et sans trinquer ? s’écria l’homme qui avait raconté l’histoire et qui commençait à en regretter l’effet.