Ce n’est pas possible que vous attachiez tant d’importance à une vieille balançoire comme celle-là ? Mon camarade, dont je vous ai parlé, était un peu mou, voyez-vous, il n’était pas comme nous autres de bonne vieille souche suédoise. Allons, une goutte encore ! Asseyez-vous donc !
– Heureusement qu’on nous laisse tranquilles, reprit-il quand ils se furent réinstallés par terre. Ceci est le premier endroit où j’ai pu être en paix aujourd’hui. Partout ailleurs j’ai été assailli par des Salutistes qui voulaient me mener voir une des leurs, Sœur Edit, qui est sur le point de mourir. Je les ai remerciés. Je ne tiens pas à entendre leurs sermons et leur dévotion doucereuse ; on n’y va certainement pas de son propre gré.
Les petits hommes, si embrouillées que fussent leurs idées après les dernières rasades, tressaillirent en entendant nommer Sœur Edit et demandèrent si ce n’était pas celle qui présidait au siège central de secours.
– Oui, oui, répondit le jeune ; elle m’a honoré d’une attention toute particulière cet hiver. J’espère qu’elle n’est pas de vos « amis intimes et que le deuil ne vous sera pas trop lourd.
Sans doute était-il resté au fond du cœur des deux vieux vagabonds le souvenir de quelque bienfait de Sœur Edit, car tous les deux déclarèrent avec fermeté et à l’unisson que si Sœur Edit avait demandé quelqu’un, celui-là devait se rendre auprès d’elle.
– C’est là votre opinion ? répondit le troisième camarade. J’irais si vous me disiez quel bien cela pourrait faire à Sœur Edit de me voir.
Aucun des deux chemineaux n’essaya de répondre à cette question. Ils continuèrent seulement à le presser d’y aller, et comme il refusait toujours et se moquait d’eux, ils se mirent tellement en colère qu’ils le menacèrent de le rosser s’il n’y allait pas de bon gré.
Ils se levèrent même, retroussant leurs manches, et se mirent en posture d’accomplir leur menace.
Leur adversaire, conscient d’être l’homme le plus grand et le plus fort de toute la ville, eut pitié de ces deux pauvres loques humaines.
– S’il faut absolument se battre, dit-il, je suis prêt. Mais je trouve que nous pourrions bien tâcher de nous entendre, rapport surtout à ce que je vous ai raconté tout à l’heure.
Les deux ivrognes ne savent peut-être même plus pourquoi ils sont furieux ; mais leur esprit batailleur est excité, et ils se jettent sur lui à coups de poings. Lui, il est si sûr de sa supériorité qu’il ne se relève même pas et demeure assis. Il se contente de les écarter du bras et de les rejeter à droite et à gauche comme deux jeunes chiens. Mais comme de jeunes chiens ils reviennent à l’assaut, et l’un d’eux réussit à donner au grand gaillard un coup assez violent dans la poitrine. L’instant après, le jeune homme sent quelque chose de chaud qui lui monte à la gorge et lui remplit la bouche. Comme il sait qu’il a un poumon à demi consumé, il comprend que c’est une hémorragie. Il cesse de lutter et se jette par terre, pendant qu’un large flot de sang jaillit de ses lèvres.
Ceci est déjà très grave, mais ce qui rend le malheur presque irréparable, c’est que les deux chemineaux, qui sentent qu’un sang chaud leur éclabousse les mains et qui voient l’adversaire s’affaisser de tout son long, s’imaginent l’avoir tué et prennent la fuite. L’hémorragie cesse après un moment, c’est vrai, mais au moindre effort qu’il fait pour se relever, elle reprend.
Ce n’est pas une nuit très froide ; cependant, étendu par terre, l’homme se sent pénétrer de fraîcheur humide. Il se rend compte qu’il est perdu si l’on ne vient le secourir. Comme le square se trouve presque au centre de la ville et que c’est la nuit de la Saint-Sylvestre où beaucoup de monde est dehors, il entend des gens qui passent dans les rues autour de l’église, mais personne n’entre dans ce jardin. Qu’il est cruel de percevoir le bruit de leurs pas et le son de leurs voix, et de mourir peut-être si près d’eux !
Il attend encore un moment, mais sous la morsure du froid, dans l’impossibilité de se lever, il se décide à pousser un appel.
Encore une fois la malchance le poursuit car au moment où il lance cet appel, l’horloge du clocher commence à sonner minuit. La pauvre voix humaine est noyée dans les ondes de l’airain, et personne ne l’a entendue. Sous l’effort, l’hémorragie reprend avec uns telle violence qu’il craint de perdre jusqu’à sa dernière goutte de sang. « Vais-je mourir justement quand la cloche sonne minuit ? » se dit-il, et au même instant il a la sensation de s’éteindre. Il plonge dans tes ténèbres et l’inconscience lorsque le dernier coup sonore annonce que la nouvelle année commence.
III
À peine l’horloge a-t-elle sonné le dernier coup de minuit, qu’un grincement discordant et aigu traverse l’air.
Il se fait entendre à quelques instants d’intervalle, comme provenant d’une roue de voiture mal graissée, mais c’est un son si perçant et si désagréable que le plus mauvais véhicule ne pourrait le produire. Il donne de l’angoisse. Il éveille comme un pressentiment de tous les tourments et de toutes les souffrances imaginables. C’est un bonheur que ce grincement ne soit pas perceptible à la plupart des gens qui ont veillé pour attendre l’arrivée du Nouvel An.
David Holm, après sa terrible hémorragie, se débattait et essayait de reprendre conscience. Il lui sembla que quelque chose l’avait éveillé, pareil au cri perçant d’un oiseau qui passerait au-dessus de sa tête. Mais il était retenu dans un engourdissement dont il ne pouvait s’arracher.
Bientôt il est sûr que ce n’est pas un oiseau qui crie : c’est la vieille charrette de la Mort dont il a raconté l’histoire aux deux chemineaux et qui approche et qui traverse le square de l’église en grinçant et en gémissant. Mais, bien qu’à demi-inconscient, il écarte l’idée du chariot de la Mort.
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