C’est à force d’y avoir pensé tout à l’heure qu’il s’imagine l’entendre.
Il retombe dans son assoupissement, et de nouveau le grincement opiniâtre coupe l’air. C’est bien le bruit d’une voiture. Ce n’est pas une imagination, c’est la réalité même. Alors il secoue son engourdissement.
Il constate d’abord qu’il est toujours au même endroit et que personne n’est venu à son secours. Tout est comme avant, sauf le grincement aigu et répété. Cela semble partir de loin, mais c’est si perçant qu’il ne peut pas douter que cela l’ait réveillé.
Il se demande s’il a été évanoui longtemps : il ne le pense pas. Les gens qui passent tout près s’interpellent en se souhaitant la bonne année, et il en conclut que minuit vient à peine de sonner.
Le grincement se reproduit toujours ; et comme David Holm a toujours eu horreur des bruits stridents, il voudrait bien se lever et s’en aller. Il va essayer. Maintenant qu’il est réveillé, on ne dirait pas qu’il a dans le poumon une plaie béante. Il ne souffre plus du froid de la nuit, et il ne sent pas plus son corps que nous ne le sentons quand nous sommes en bonne santé.
Il est encore couché sur le côté comme il s’était jeté lorsque le vomissement de sang avait commencé ; il se tourne sur le dos pour voir ce que son corps endolori peut supporter. « Je me soulèverai d’abord sur le coude tout doucement, pense-t-il, puis je me retournerai et m’étendrai de nouveau. »
Lorsque notre pensée dit : je ferai telle ou telle chose, nous sommes habitués à voir cette chose s’exécuter aussitôt. Mais cette fois, il se produit un effet curieux : son corps demeure immobile et n’accomplit pas les mouvements commandés. Se peut-il qu’étant resté long temps là sur place, son corps soit gelé ? Mais en ce cas il serait mort. Or, il vit, car il entend et voit. D’ailleurs le temps n’est pas à la gelée : des gouttes tombent des arbres sur sa tête.
Il a été si préoccupé de cette étrange paralysie qui frappe son corps qu’il a oublié pour un moment l’atroce grincement, mais voici qu’il l’entend de nouveau. Il se rapproche. On distingue le bruit du véhicule qui descend lentement la Grand’Rue. Et c’est certainement une misérable vieille guimbarde, car on n’entend pas seulement crier les roues et craquer le bois, on entend aussi le cheval glisser et buter à chaque pas sur le pavé gras. Certes, ce chariot de la Mort dont son ancien camarade avait si peur ne pourrait pas faire plus de bruit.
« Toi, mon vieux David Holm, se dit-il, tu n’as pas en général de faible pour la police, mais si cette fois elle voulait intervenir pour faire cesser ce vacarme, on lui en serait reconnaissant. »
David Holm se vante ordinairement d’avoir l’humeur gaillarde, mais ce grincement, joint à tout ce qui lui est arrivé cette nuit, est bien près de l’exaspérer. Il a quelque vague appréhension d’être trouvé ainsi, paralysé comme un mort, et qui sait ? d’être emporté pour être enseveli et enterré. « J’entendrais tout ce qu’on dirait autour de mon cadavre et ce serait peut-être des choses aussi malsonnantes que ce grincement. »
Cela le fait penser à Sœur Edit, non pas avec des remords, mais avec un vague dépit, comme si, en quelque sorte, elle triomphait de lui.
Tout à coup il s’arrête et écoute attentivement une longue minute. Mais oui ! La voiture a descendu la Grand’Rue jusqu’au bout, mais n’a point tourné vers la place. Le cheval ne bute plus sur des pavés pointus, il foule une allée sablée. Il vient du côté de l’église. Il est entré dans le square.
Heureux du secours qu’il va trouver, l’homme fait un nouvel effort pour se lever. Mais c’est toujours le même résultat : seule la pensée est mobile en lui.
En revanche il entend fort bien que le vieux véhicule approche. La charpente craque et crie, les essieux grincent ; la malheureuse guimbarde pourra-t-elle jamais arriver jusqu’à lui ?
Elle s’avance avec une lenteur extrême que l’impatience du malheureux exagère encore.
Et quelle peut bien être cette voiture qui s’est engagée dans le square de l’église et en pleine nuit ? Il faut que le cocher qui prend ce chemin soit ivre, trop ivre peut-être pour porter aucun secours.
Le véhicule doit être maintenant à quelques pas de lui. Le terrible grincement impressionne et décourage David Holm. « J’ai de la malchance ce soir, se dit-il ; ce sera un nouveau malheur : ce doit être un tombereau très lourd ou un rouleau à aplanir qui va m’écraser ! »
L’instant d’après, David Holm aperçoit enfin cette voiture tant attendue, et, bien que ce ne soit nullement un rouleau écraseur, il se raidit de terreur.
Comme il ne peut pas remuer les yeux plus que le reste du corps, il ne voit que ce qui est juste en face de lui. Le véhicule grinçant qui vient de côté apparaît peu à peu.
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