C’est d’abord une tête de vieux cheval aux crins blancs, aveugle ou borgne, qui tourne vers lui son œil éteint ; puis l’avant train d’une vieille rosse avec des harnais rafistolés au moyen de bouts de cordes ; puis toute la bête efflanquée ; enfin une vieille charrette délabrée sur des roues mal attachées et sa banquette chancelante.

Le charretier est assis sur la banquette. Son aspect est entièrement conforme à l’image que David Holm a tout à l’heure tracée à ses camarades. Il tient les deux rênes qui ne sont qu’une série de nœuds ; il a rabattu son capuchon sur les yeux ; il est voûté, comme courbé sous une fatigue qui ne céderait à aucun repos.

Lorsque David Holm avait perdu connaissance après sa terrible hémorragie, il lui avait semblé que son âme le quittait comme une flamme qu’on souffle. Ce n’était plus ainsi, car maintenant il lui semblait qu’elle était secouée, agitée, tordue. Tout ce qui avait précédé l’arrivée du véhicule aurait dû le préparer à quelque chose de surnaturel, mais il ne voulait pas y attacher ses pensées. Et maintenant qu’il a devant ses yeux des choses sorties d’un conte fantastique, il demeure stupéfait.

« Cela me rendra fou, se dit-il au milieu de son égarement. Je serai perdu non seulement de corps, mais de raison. »

À ce moment, il aperçoit le visage du charretier et se sent sauvé ! Le cheval s’est arrêté et le charretier s’est redressé comme s’éveillant d’un rêve. Il a repoussé son capuchon d’un geste infiniment las et il a promené son regard autour de lui comme s’il cherchait quelque chose. Et David Holm a rencontré ses yeux et a reconnu un vieil ami.

– C’est Georges ! s’écrie-t-il mentalement. Il est drôlement fagoté, mais c’est bien lui. Où diable a-t-il été tout ce temps. Je ne crois pas l’avoir vu depuis un an au moins. Mais Georges est un homme libre qui n’a ni femme ni enfants. Il a l’air de revenir de loin, peut-être du pôle Nord. Il est pâle et gelé.

Il regarde attentivement le charretier, car quelque chose dans l’expression du visage lui est étranger. Mais ce ne peut être que son ancien copain Georges, son compagnon de bouteilles. Il reconnaît cette grande tête au nez aquilin, aux énormes moustaches noires et à la barbe en pointe. Un homme avec cette tête dont tout sergent, pour ne pas dire tout général, aurait été fier, avait tort de croire qu’on ne le reconnaîtrait pas sous n’importe quel équipement.

– On m’avait pourtant raconté, reprend-il en continuant son monologue, que Georges était mort dans un hôpital de Stockholm l’année dernière, la veille même du Jour de l’An. C’est évidemment une erreur, car le voici en chair et en os. Il n’y a qu’à le voir se redresser ! C’est Georges en personne avec son corps piteux qui s’accorde si mal à sa tête de caporal. Et j’ai bien vu, quand il a sauté à bas de la charrette et que son manteau s’est entr’ouvert, qu’il portait encore la longue redingote déguenillée qui lui descendait aux talons. Boutonné jusqu’au cou comme toujours, ce pauvre Georges, sa longue cravate rouge flottant sous le menton, et pas trace de gilet ni de linge, exactement comme autrefois.

David Holm se sent tout ragaillardi.

– Si jamais je retrouve mes forces, poursuit-il, Georges me paiera cette plaisanterie. Il a failli me faire peur avec son accoutrement. Il n’y a que Georges pour avoir l’idée de se procurer une pareille charrette et un pareil cheval et pour venir me chercher ainsi. Jamais je n’aurais rien inventé de semblable. Georges a toujours été mon maître en tout.

Cependant le charretier s’est approché, de l’homme étendu par terre. Il s’est arrêté et le contemple. Son visage est sévère et immobile.

Il ne reconnaît évidemment pas celui qu’il a sous les yeux.

– Il y a quelque chose que je n’arrive pourtant pas à comprendre dans cette histoire, continue David Holm. D’abord comment a-t-il appris que les deux copains et moi nous avions pris place ici sur l’herbe ? Puis, même pour venir ici nous effrayer, comment a-t-il osé prendre le déguisement du Charretier de la Mort, lui qui en avait tant peur ?

Le charretier se penche sur David Holm sans avoir encore l’air de le reconnaître. « Il ne sera pas bien content, le malheureux, quand il apprendra qu’il va falloir me relever de mes fonctions », murmure-t-il.

Appuyé sur sa faux, il approche encore plus son visage de l’homme couché, et soudain il le reconnaît.