Ils rentrent littéralement par la fenêtre quand on les chasse par la porte, toujours présents et toujours inutiles, ils ne cessent d’encombrer K. au point qu’on peut se demander s’ils ne sont pas là pour cela.
Peut-être Arthur et Jeremias, les deux aides, rappellent-ils Franz et Willem, les deux gardiens du Procès ; ils paraissent, en tout cas, issus d’une note du Journal de Kafka en date du 6 octobre 1911, où deux personnages du théâtre juif de Prague, dont Kafka était un spectateur assidu, leur ressemblent déjà sur bien des points. Peu importe ce qu’ils signifient ou représentent, seule compte leur cocasse et irritante présence : ils sont ce dont on ne peut se défaire ; un écheveau – Kafka le dit explicitement (p. 83) ; ce passage rappelle de près un court récit de Kafka intitulé : Le Souci du père de famille, tel le Golem, l’écheveau Odradek survit à tout et à tous, cocasse et grotesque, il déboule l’escalier sous les pieds des enfants et survivra au père de famille comme la honte survit à K. à la fin du Procès.
Arthur et Jeremias ne sont pas sans ressembler non plus aux balles de ping-pong qui ne cessent de poursuivre Blumfeld, un célibataire d’un certain âge, dans l’atelier de couture dont celui-ci a la charge on lui alloue deux stagiaires aussi inutiles et envahissants qu’Arthur et Jeremias.
Mais K. est à l’égard de ceux-ci aussi inconscient et cruel qu’ils sont, eux-mêmes, indiscrets et encombrants. En somme, tout s’équilibre, tout s’annule, tout est toujours à portée de la main et pourtant insaisissable.
L’explication du Château
Tout comme Le Procès, Le Château contient des chapitres-paraboles où le livre s’élucide en somme lui-même : ce sont peut-être d’une part le chapitre V, où le maire du village explique à K. que sa nomination est bien réelle mais qu’elle est une erreur, et les chapitres XVIII et XIX. K. convoqué enfin par un fonctionnaire du château, mais qui ne le convoque que pour l’humilier et le congédier, se trompe de porte et, ivre de fatigue, entre dans la chambre d’un fonctionnaire nommé Bürgel, qui ne l’attend pas du tout. Or, surprendre un fonctionnaire du château en pleine nuit est une occasion exceptionnelle dont n’osent rêver ni le fonctionnaire ni l’administré ; tout est alors possible, l’administré peut tout demander et le fonctionnaire ne peut rien refuser, mais cette occasion inespérée et qui permettrait à K. d’accéder peut-être enfin au château ne se présente qu’à l’instant même où sa fatigue est telle qu’il ne peut en profiter et Bürgel le lui dit : « Ce n’est la faute de personne si cette limite est elle aussi significative » et il continue un peu plus bas en ces termes (p. 373) : « Les occasions ne manquent pas, trop grandes, pour ainsi dire, pour être utilisées, il y a des choses qui n’échouent que de leur fait. »
Le Château est ainsi le développement d’un motif qui revient toujours chez Kafka : poursuivre un but c’est le manquer ; l’agitation des personnages, leur mouvement en avant est cela même qui les tient éloignés de ce qu’ils cherchent : K. voit la route qui mène au château ne jamais y aboutir (p. 38) et s’en éloigner au fur et à mesure qu’il l’emprunte. Tout est trompeur : le cognac à l’odeur délicieuse est une boisson râpeuse dès qu’il y goûte (p. 161). Il voit au chapitre XIX la distribution des dossiers aux fonctionnaires se faire sans se rendre compte qu’elle ne se déroule pas normalement, du fait de sa seule présence dans le couloir, et reste bloquée à cause de lui.
Tout tourne autour de Klamm : c’est le fonctionnaire du château qui a signé la lettre d’engagement de K., lettre qui d’ailleurs n’a aucune valeur (p. 119). K. dépend entièrement de lui ou du moins se l’imagine-t-il2. Accéder auprès de lui est essentiel pour K. Frieda, l’une de ces jeunes femmes qui dès son arrivée se jettent littéralement dans ses bras, le laisse regarder Klamm par un œilleton ménagé à cet effet mais c’est uniquement parce qu’il dort (p. 72). Personne ne sait si Klamm est réellement Klamm, on ne sait si c’est lui que Barnabas rencontre au chapitre XV ; pour les gens du village, autant que pour K., Klamm est présent – on le montre – et absent ; personne ne sait si celui qu’on voit est vraiment lui. Les bureaux sont-ils même les bureaux ? Personne ne pose de questions et personne n’empêche d’en poser.
Au chapitre VIII, l’un des plus importants du livre, il tente de surprendre Klamm à l’Auberge des Messieurs où il est descendu. Dans la cour il voit le traîneau de Klamm dans lequel il monte. Au bout d’un certain temps un monsieur lui demande d’en sortir en lui disant : « Vous le manquerez de toute façon, que vous attendiez ou que vous vous en alliez », et devant le refus de K. de s’en aller il fait dételer les chevaux. On ne le chasse pas, simplement, en sa présence, rien ne se passe, il fait le vide devant lui. Dès qu’il survient tout s’infléchit et s’annule. En somme, K. ne saura jamais comment les choses se déroulent hors de sa présence.
Tout ce que K. imagine est démenti par la réalité (par exemple la conversation avec la patronne de l’auberge au chapitre VI). Il édifie une interprétation toujours très logique et très plausible des faits – le lecteur ne peut à son tour que la trouver parfaitement fondée – mais elle est tout de suite démentie par la femme de l’aubergiste (ce n’est pas le maire, par exemple, qui importe, c’est sa femme à laquelle K. n’a pas prêté la moindre attention).
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