Jamais rien n’apparaît à K. comme les autres le voient. Tout le monde ne cesse de prendre K. en défaut et de démentir à tout instant tout ce qu’il dit : Olga, la sœur d’Amalia, ou Pepi, la petite serveuse, réfutent toutes les affirmations de K. dès qu’elles ouvrent la bouche (ce qui leur arrive souvent).
L’humour
K. passe ainsi d’une petite vexation à une autre, il n’arrive rien d’important, rien de dangereux, rien de grave. On ne se moque pas vraiment de lui, on l’éconduit simplement, or, les autres en sont au même point : la femme de l’aubergiste par exemple, qui ne vit que du souvenir de la rencontre avec Klamm et de son exclusion. K. lui dit : « La bénédiction était au-dessus de vous mais on ne sut pas la faire descendre » (p. 135). Tout est à portée de main et tout est inaccessible, non seulement pour K. mais pour tous les personnages du livre. Chacun s’engage dans des actions aussi spectaculaires que vaines. Il suffit de penser aux deux aides qui dans la chambre du maire couchent l’armoire aux dossiers sur le sol et s’asseyent dessus pour en fermer les portes3. C’est là un humour qui prend les devants : je me moque de moi avant vous et mieux que vous. L’humour juif c’est cela : je sais d’avance tout ce que vous direz de moi ; alors autant que ce soit moi qui le dise. Que l’on songe simplement à l’extraordinaire chapitre XV et au récit d’Olga dont le père, tel K. lui-même, espère du château un pardon qu’il ne peut pas obtenir puisqu’on ignore sa faute (p. 299). Sa fille Amalia a simplement repoussé les avances écrites d’un fonctionnaire du château, elle a déchiré la lettre devant le messager, et aussitôt le village entier s’éloigne d’eux, la clientèle s’en va, tout le monde les fuit et le père passera ses journées assis sur un muret à attendre le passage d’un fonctionnaire à qui demander son pardon (p. 303). En réalité il ne s’est rien passé et si la famille Barnabas avait surmonté l’incident (p. 298) tout le village l’aurait surmonté avec elle. Rien, strictement rien ne forçait, et surtout pas le château, à grossir démesurément un incident aussi mineur.
Il ne se passe rien qui ne se passe dans l’âme des protagonistes : K., le père de Barnabas et tous les autres habitants du village en toute liberté construisent eux-mêmes leur emprisonnement ; c’est eux qui rendent impossible l’accès à Klamm « ce dieu buveur de bière » (Gerald Stieg4) en faisant de lui cette figure mythique construite par eux de toutes pièces. C’est la famille Barnabas qui, minutieusement, se fait l’instrument de sa propre exclusion.
En fait, si l’on peut oser une formule aussi plate, « tout le monde est logé à la même enseigne ». K. n’est que de façon plus accentuée ce que consentent à être tous les habitants du village.
K. ne cesse de se fourvoyer ; docte et solennel il donne des leçons à chacun, sachant tout mieux que tout le monde. La dérision est, si l’on veut, l’un des motifs essentiels du livre mais une dérision inhérente au déroulement des faits bien plus qu’elle ne s’exprime par la langue elle-même. Sur le rire de Kafka il faut lire le beau texte d’Elie Wiesel dans Le Siècle de Kafka (Centre G. Pompidou, 1984, p. 24-25). Cet humour, ce « Witz » c’est le « Galgenhumor », l’humour du condamné sous la potence.
Tout ce que K. fait annule ce qu’il fait, tout ce qu’il dit ne cesse d’être démenti, c’est cela l’humour de Kafka : on ne sait jamais ce qu’on doit savoir et ce qu’on sait est à tout instant démenti par la réalité. C’est Jeremias, l’un de ses aides qui a le mot de la fin.
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