« Tu ne comprends pas la plaisanterie », dit-il à K.
Le Château dans l’œuvre de Kafka
Toute l’importance de l’œuvre de Kafka, toute sa force ne vient pas d’un message qu’elle serait censée délivrer mais de sa cohérence, de son extraordinaire unité, de son timbre très particulier. C’est sans cesse une même voix qui parle, on la reconnaît, on n’entend qu’elle, on la comprend aussitôt et on ne saurait pourtant dire ce qu’elle exprime. Les récits de Kafka, que ce soient les romans ou de toutes petites « anecdotes », disent avec une exactitude absolue ce qu’ils veulent dire ; ils coïncident si parfaitement avec eux-mêmes qu’il est impossible de les dire autrement.
Les nombreux petits textes de Kafka, ses petits récits, fables ou réflexions, comme Le Procès ou Le Château parlent de ce but que sa poursuite empêche d’atteindre mais qu’on ne peut que poursuivre. Dans l’un des Fragments (éd. Fischer, Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande, Préparatifs de noce à la campagne, p. 347) on peut lire : « Non que tu sois toi enseveli dans la mine séparé, faible et isolé du monde et de sa lumière par les masses de pierre, mais tu es dehors au contraire, et tu veux parvenir jusqu’à celui qui est enseveli et tu es impuissant contre les pierres et le monde et sa lumière te rendent plus impuissant encore. Et à chaque instant, celui que tu veux sauver étouffe, de sorte qu’il te faut travailler comme un fou et jamais il n’étouffera complètement de sorte que jamais tu n’auras le droit de cesser ton travail. » Il n’est rien qui viendra abolir la distance, non que tout soit à mi-chemin, mais aussi vite, aussi loin que l’on aille, la distance renaîtra sous les pas de celui qui la parcourt. Cela est décrit par un récit intitulé Le Pont : le pont s’est fixé sur les deux rives, encastré des dents dans l’une ; en dessous, très loin, le torrent déchaîné, nul voyageur pour le traverser : « J’étais étendu là et j’attendais ; il me fallait attendre. À moins de s’effondrer aucun pont une fois construit ne peut cesser d’être pont. » Et voici que le voyageur arrive et pour le voir, le pont se retourne et s’abîme dans les flots et se déchire sur les cailloux du fond. On n’existe que tant que le but n’est pas atteint ; l’atteinte du but coïncide avec l’anéantissement. « Pas encore », tel est le lot de l’existence kafkaïenne. De nombreux récits courts de Kafka l’expriment : Les Armes de la ville, Renonce, Le Vautour, Le Chasseur Gracchus, Poséidon, Le Terrier, etc., vont dans le même sens.
En 1920 Kafka écrit sous le titre II un certain nombre d’aphorismes où ce même thème revient (voir l’introduction du Procès, « La preuve et l’adversité ») « Il se serait accommodé d’une prison. Finir en tant que prisonnier – cela serait un but de vie. Mais c’était une cage à barreaux. Indifférent, souverain, comme si on était chez soi, le bruit du monde entre à flots par les barreaux ; au fond, le prisonnier était libre, il pouvait prendre part à tout, rien ne lui échappait dehors, il aurait pu quitter la cage lui-même, les barreaux étaient à des mètres les uns des autres, il n’était pas même prisonnier. »
De même il n’y a pas pour l’animal du Terrier de bruit autre que celui qu’il entend. Invariable, identique à lui-même, le bruit est là où est l’animal, et l’animal est là où est le bruit. Il ne peut y échapper. Le danger, de même, est toujours présent : lui-même n’est à la fois que présence du bruit et conscience du danger : il est à l’origine de ce qui le poursuit.
Je suis l’obstacle sur ma propre route. Au sein du mouvement le plus rapide, comme le dit un autre aphorisme, je suis pour moi-même immobile. Le but, donc, m’échappe toujours. Le message, s’il y en a un et viendrait-il de l’empereur, n’atteint jamais son destinataire (cf. le récit de Kafka intitulé : Un message impérial) et s’il l’atteint c’est qu’il est dérisoire (cf. les messages apportés par Barnabas, dans Le Château).
Une histoire pour chacun
Il n’y a donc pas de sens ni d’interprétation du monde, de « Weltanschauung » chez Kafka. Kafka ne donne pas de leçons et n’édifie pas de théories, il ne prétend nullement au rôle de thaumaturge ou de grand gourou, il est simplement chacun comme l’a dit Peter Handke dans un discours lors de l’attribution du Prix Kafka : « sa silhouette anonyme ne cesse de redevenir vivante ; il est peintre en bâtiment en train de repeindre la pièce d’à côté, il est grutier dans une cabine jaune, il est écolier assis au bord du chemin. Oui, Kafka a rendu tous ces anonymes perceptibles à l’aide de sa langue affectueuse et, désormais, il fait route à jamais avec eux » (in Le Siècle de Kafka, déjà cité, p. 248).
C’est pourquoi il ne saurait y avoir de « spécialistes » de Kafka. On ne peut prétendre faire autorité, vouloir se réserver Kafka. Comme le dit si bien Peter Handke, il est peu d’auteurs qui soient à ce point devenus le bien commun de tous et de chacun. C’est précisément parce qu’il échappe à toute interprétation que chacun a le droit d’en parler sans jamais pouvoir imposer sa « lecture » aux autres.
Il est peu d’œuvres qui contiennent autant une leçon de liberté, précisément parce qu’elle n’impose rien, ne proclame rien.
Comment lire Kafka
S’il est un auteur, en effet, dont on a beaucoup parlé et dont on parlera encore beaucoup, c’est Kafka. Il est peut-être l’un de ceux sur lesquels on a le plus écrit : ce n’est pas par hasard puisque la simplicité extraordinaire de ce qui est raconté le rend ininterprétable. On a beau se concentrer ou même parvenir à dire sur Kafka les choses les plus profondes qui puissent être, on n’en sent pas moins le texte se dérober. Car on ne peut parler sans intelligence de Kafka.
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