Tous ceux – et ils sont innombrables – qui ont écrit sur lui ont tous dit des choses exactes mais toujours partiellement exactes. Il n’est aucun terme (désespoir, absurde, quête, etc.) qui épuise l’œuvre de Kafka ; ensemble ils ne l’épuisent pas davantage.
Quand tout a été dit de Kafka, et tout en a été dit – les livres et articles se chiffrent à plus de dix mille –, il faut recommencer encore. Rien n’a été dit. Peut-être est-ce cela que nous dit Kafka, avec des mots, il est vrai. Son seul message c’est peut-être qu’il n’en délivre pas, qu’il y a un « dire » (un besoin de parler) mais pas de « dit » (on ne trouvera jamais le commentaire indépassable). C’est pourquoi il faut lire un livre sur Kafka (ceux de Marthe Robert sont parmi les plus profonds et les plus émouvants qu’on puisse lire) car on y apprend nécessairement que l’œuvre de cet écrivain échappe à ce qu’on en dit. Elle n’a aucun sens qu’on puisse lui ajouter ou tirer d’elle, mais elle ne s’en impose que plus fortement et Kafka lui-même, précisément, ne cesse de redevenir cette silhouette anonyme et précise à la fois dont parlait Peter Handke.
Kafka est, dans l’intimité même de son être, juif, c’est-à-dire qu’il se sait à la fois révocable et indéfinissable, révocable puisque, en tant que juif, sa situation est « incertaine en soi, incertaine parmi les hommes », comme il l’écrit à Milena. À tout instant les juifs sont menacés dans leur survie. Indéfinissable parce que toute définition qu’on en donne est toujours à la fois fausse et insuffisante. La condition juive est la condition humaine en soi ; nécessaire et insuffisante, irréductible et fragile, comme l’écrit Gombrowicz : « Les juifs étaient notre trait d’union avec les problèmes les plus profonds et les plus ardus de l’univers » (Souvenirs de Pologne, p. 252).
Le texte et les problèmes de traduction
Kafka a écrit Le Château huit ans après Le Procès. Klaus Wagenbach et Malcolm Pasley ont établi qu’il ne l’a pas commencé avant 1920. Une lettre écrite vers le 20 juillet 1922 à Max Brod indique que les neuf premiers chapitres au moins étaient écrits à cette date. Dans une lettre du 10 septembre 1922, il écrit à Max Brod qu’il a « selon toute vraisemblance abandonné l’histoire du château pour toujours ».
Le texte, tel qu’il a été publié après la mort de Kafka, est celui que Max Brod, son ami et son exécuteur testamentaire, a recopié sur les manuscrits de Kafka. On sait que Kafka, au moment de mourir, avait demandé à Max Brod de brûler l’ensemble de ses manuscrits, ce que celui-ci, heureusement, ne fit pas.
Bien au contraire il fit publier tous les grands inédits, c’est-à-dire Le Procès, Le Château, L’Amérique, Le Journal et de nombreux récits. Brod fut un éditeur à la fois attentif et soigneux.
Dans sa postface à la première édition du Château, en 1926, Max Brod écrit que Kafka lui a dit que le prétendu arpenteur obtient à la fin, au moins en partie, satisfaction. Il n’abandonne pas la lutte, mais meurt d’épuisement. Tous les habitants du village se rassemblent autour de son lit de mort et c’est à ce moment qu’arrive du château la décision que K. n’a aucun droit à résider au village mais qu’on l’autorise néanmoins, vu certaines circonstances particulières, à y vivre et à y travailler.
La nouvelle édition du Château, publiée en 1982 par Malcolm Pasley, n’apporte à cet égard rien de bien nouveau. Des années, sinon des dizaines d’années de travail ont eu pour effet de montrer que là où le texte de Brod parlait d’une ouverture (Lücke) il fallait lire lucarne (Luke) et que parfois les virgules ne se trouvaient pas exactement là où on le croyait. Certains verbes que Max Brod a mis au prétérit (celui-ci est souvent marqué en allemand par un simple e à la fin du mot et l’écriture de Kafka, très rapide, les néglige) doivent être lus au présent. Max Brod avait d’ailleurs signalé dans sa postface de 1946 que le manuscrit du Château n’avait pas été amené par Kafka à un stade aussi proche de la publication que celui du Procès. Kafka, sans modifier le déroulement, avait aussi envisagé une autre numérotation des chapitres. Cette nouvelle édition du Château, qui conserve très exactement le texte de l’ancienne, à quelques détails près, pose de nouveau le problème de toute cette « science » de l’édition des textes. Dans un très bel article consacré à ce problème et intitulé « À quoi sert l’édition critique du Château » (Études germaniques, n° 2, 1984), Bernard Lortholary montre très bien que ces « variantes » sont à ce point minimes que le traducteur ne peut rien en faire. Or, deux gros volumes de plus de cinq cents pages sont destinés à se substituer au texte lui-même ; comme l’écrit Lortholary : « L’objet n’est plus l’œuvre et n’est même plus l’écriture mais l’édition critique elle-même, fonctionnant comme une sorte de machine célibataire dans une autosatisfaction narcissique qui bascule vers l’autisme. »
Il est à craindre que tant de « science » et tant d’éditions critiques ne finissent par masquer les textes. En l’occurrence une telle édition est d’autant moins justifiée que personne ne sait ce que Kafka aurait fait de son texte, comment il l’aurait publié ou s’il l’aurait même publié.
La langue de Kafka, nous l’avons déjà vu à propos du Procès, est absolument cristalline, d’une précision chirurgicale ; elle est exacte et décrit toujours des faits, des déroulements précis dont elle rend exactement compte et qui coïncident avec elle : tout déplacement de la langue déplace aussi les faits, infléchit donc légèrement ou fortement le récit. Il n’y a que peu de jeux de mots, la langue n’est jamais employée pour « faire de l’effet » ni pour accumuler du vocabulaire, elle est toujours destinée à être le « véhicule » de faits, de situations, de sentiments très précis et très marqués. Il peut y avoir des variations de détail mais ce sont des variations à l’intérieur d’un même film.
Comme pour Le Procès, la traduction a tenté d’être aussi fidèle que possible à ce qui est exactement dit, jusqu’à tenter de conserver la respiration particulière des textes de Kafka ; les phrases respectent la plupart du temps l’articulation de celles de Kafka : leur déroulement, la manière dont elles se mettent en place.
Kafka a une façon à lui de « prendre » les choses qu’il décrit, c’est l’accent de cette relation au monde qu’il fallait conserver. Chaque phrase du texte français devrait, retraduite en allemand, redonner dans la mesure du possible un texte qui soit le plus près possible de celui de Kafka.
Le texte utilisé pour la présente traduction est celui de l’édition courante.
Georges-Arthur Goldschmidt
1.
Tous les noms communs prenant en allemand une majuscule, le mot « château » ne se différencie pas des autres.
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